Bertrand Faurisson, directeur du département corps, P&I et risques de constructions maritimes du courtier Diot-Siaci, décrypte les contours de l’accident du porte-conteneurs « Dali » qui a coûté la vie à six personnes sur le pont de Baltimore aux États-Unis. Près de deux mois après, l’enquête confiée au FBI a commencé. Avocats, juristes et experts planchent sur l’origine du sinistre, l’ampleur des préjudices et le montant des indemnisations pour les assureurs et les réassureurs. Une interview fleuve pour un sinistre parti pour durer.
Après l’accident du porte-conteneurs « Dali » aux États-Unis, comment appréhendez-vous le sinistre ?
Le porte-conteneurs, appartenant à l’armateur singapourien Grace Ocean, est parti dans la nuit du 25 au 26 mars du port de Baltimore pour une traversée jusqu’au port de Colombo (Sri Lanka). Après avoir informé les autorités d’une perte de puissance à cause de problèmes de propulsion, le navire s’est encastré dans une pile du pont Francis Scott Key de Baltimore, provoquant son effondrement. Le navire est toujours encastré dans les débris du pont. Un certain nombre de containers ont commencé à être déchargés. La priorité est de rétablir le trafic pour les navires avec un faible tirant d’eau via deux passages. L’un d’environ 3,30 mètres ; l’autre d’environ 4,50 mètres. Le passage bloqué était d’environ 15 mètres.
Le maire de Baltimore (Brandon Scott) accuse l’armateur singapourien et l’opérateur technique de « négligence grave et imprudence ».
Le principal sujet est de savoir quelle est l’origine du sinistre. Est-ce un défaut de maintenance ou une défaillance technique ? Est-ce une erreur humaine liée à l’équipage ? Est-ce que les soutes, qui sont la responsabilité de l’affréteur (Maersk), sont la cause essentielle de la panne moteur ? Est-ce une faute lourde ? Tous ces termes auront une portée juridique évidente et vont constituer le fond du dossier. Il est peu vraisemblable qu’une seule partie soit jugée 100 % responsable de l’accident. Les avocats vont rechercher des arguments pour démontrer que le pont est également en cause.
L’armateur et l’opérateur technique ont déposé une demande pour limiter leur responsabilité. Quelle est la portée de leur demande au niveau juridique et assurantiel ?
L’armateur Grace Ocean et l’opérateur technique Synergy Marine ont en effet déposé le 1er avril 2024 une demande pour limiter leur responsabilité à 43,7 M$. Ce montant est déterminé sur la base des premières estimations de la valeur du navire après l’accident, en y ajoutant la valeur du fret transporté. La demande se réfère à une loi américaine du 3 mars 1851, dite « loi Titanic », laquelle permet aux armateurs de limiter leur responsabilité dans certains cas évalués par les avocats. Cela voudrait dire que la limite de responsabilité pourrait intégrer à la fois les dommages corporels et les dommages au pont. D’après mes informations, l’armateur aurait décidé de séparer les éléments corporels pour lesquels il n’aurait pas intégré les préjudices possibles aux familles et les dégâts causés au pont. La responsabilité de l’armateur ne pourrait pas être recherchée au-delà des dégâts directement causés. Résultat, il ne pourrait pas être responsable pour les conséquences indirectes du sinistre. Sa responsabilité serait limitée à hauteur d’une estimation provisoire de 43,7 M$ qui va de facto évoluer.
La responsabilité juridique de l’armateur dépend donc de ce jugement ?
Le point essentiel va consister à savoir si cette responsabilité juridique, conforme au droit actuel, sera mise en cause par le jugement. Au regard des normes internationales de l’Organisation maritime internationale (OMI), un grand nombre d’États ont signé la convention qui limite la responsabilité des armateurs [LLMC de 1976 : une convention internationale qui tient compte du tonnage transporté notamment pour éviter les surenchères qui bloqueraient le trafic maritime mondial, NDLR]. Les États ont intérêt à ce que les marchandises continuent à être importées et exportées. Les États-Unis ont des règles spécifiques qui donnent une limite plus faible que la convention LLMC de 1976. Les calculs fournis par l’armateur singapourien attestent qu’il peut limiter sa responsabilité à 43,7 M$. Le temps nous dira si cette limite sera ou non cassée par les tribunaux. La pression juridique sera forte, avec des partisans de casser cette limite. Les avocats argumenteront en faveur du statu quo car on ne peut changer une loi après coup. Difficile de savoir si la responsabilité de l’armateur sera limitée.
Quelles seraient les conséquences concrètes d’une limite de responsabilité maintenue à 47,3 M$ ?
On peut supposer que les États-Unis mettront en place une nouvelle règle après l’accident du 26 mars. C’est ce qu’ils ont fait en adoptant en 1990 le « Oil Pollution Act » (OPA) lorsque le pétrolier Exxon Valdez s’est échoué en perdant 45 000 tonnes de pétrole qui allaient polluer 1 700 kilomètres de côtes au sud de l’Alaska en 1989. Depuis lors, tous les armateurs qui transitent par les États-Unis doivent contribuer à un fonds d’indemnisation abondé en cas de pollution. Ce surcoût obligatoire est plus élevé pour un pétrolier que pour un navire de vrac sec. En revanche, il est possible que les juges considèrent que la loi de 1851 n’a pas été conçue pour cela. S’il est avéré que l’armateur et son opérateur technique ont déjà eu des pannes similaires à celle du 26 mars et qu’ils n’en ont pas tiré les conséquences, il y aurait de facto une faute lourde qui ferait sauter la limite de responsabilité. Si cette limite devait sauter nonobstant la non-démonstration d’une faute lourde, cela aura des conséquences sur le marché et sur les prix du fret maritime. Cet accident pourrait devenir l’un des plus gros sinistres de l’histoire de l’assurance maritime. Selon les premières estimations de l’agence de notation S&P Global Ratings et de la banque Barclays, les pertes pourraient atteindre 3 Md$. Il faudra une bonne dizaine d’années pour traiter le dossier. Cela pourrait entraîner des hausses des primes P&I ou au moins du coût de la réassurance. En même temps, si les pertes avoisinent les 3 Md$, la somme totale pourra être amortie sur une dizaine d’années.
La déclaration d’avarie commune faite par l’armateur le 12 avril constitue-t-elle un élément clé ?
Si l’avarie commune est acceptée, les frais de sauvetage du navire et de la marchandise pourraient être partagés entre les intérêts « facultés » et les intérêts « corps ». Une proportion entre les différents intérêts sera déterminée en fonction de la valeur respective de chacun. C’est la société Richard Hogg qui est mandatée pour gérer cette avarie commune. Ils contribueront à quote-part de la valeur qui sera déterminée et en proportion de l’indemnité. Cette déclaration d’avarie commune est importante dans le dossier.
Les analystes de Barclays estiment que la reconstruction du pont coûterait 1,2 Md$ aux assureurs.
La fourchette avancée par les analystes oscille entre 600 M$ et 1,2 Md$. Britannia Club, la mutuelle d’armateurs pour l’assurance des navires (P&I), sera amenée à indemniser le propriétaire du pont, soit à hauteur de la limitation si elle est agréée à 43,7 M$, soit d’un montant qui sera fixé par les tribunaux. A priori, le pont de Baltimore est assuré ; l’assureur indemnisera en premier lieu le propriétaire et se retournera contre l’assureur de l’armateur (Britannia Club). Est-ce que le pont devra être mis en l’état d’origine ? Est-ce que la limite de responsabilité de l’armateur va être maintenue ? Il est impossible de dire quelle sera la contribution de l’assureur de l’armateur vis-à-vis du pont. Seule certitude, tous les ponts disposent aujourd’hui d’équipements pour protéger les piliers. Les débats seront nombreux pour savoir si le pont de Baltimore était aux normes.
Outre le FBI chargé de l’enquête pénale, une pléthore d’experts et d’avocats travaillent sur ce dossier.
Au regard du nombre d’experts désignés, l’enquête prendra énormément de temps. Pourquoi le moteur est-il tombé en rade ? Est-ce qu’il y avait des signes avant-coureurs ? Les enquêteurs vont chercher à savoir si la panne était prévisible. La difficulté réside dans la multiplicité des causes. Toutes les parties auront leur mot à dire et il n’est pas exclu que des avis contradictoires émergent. L’origine de l’accident va déterminer la ou les responsabilités. Est-ce l’armateur singapourien et son opérateur technique qui font cause commune ? Est-ce l’affréteur Maersk ? Est-ce que le pont est en cause ?
En définitive, quel est l’écosystème assurantiel impliqué ?
On aura d’une part les assureurs « corps et machines » qui vont indemniser les dommages causés au navire [la valeur est estimée à 90 M$, NDLR]. Les conditions d’assurance peuvent, dans certains cas, couvrir une portion de la responsabilité civile pour des dégâts causés à des objets fixes et flottants. D’autre part, les assureurs « facultés » vont indemniser les propriétaires des marchandises ou leurs ayants droit (transitaires, importateurs) selon les termes des contrats de transport pour leurs pertes subies. Les assureurs « corps et facultés » vont contribuer à proportion des coûts de sauvetage et autres indemnités dans le cadre de l’avarie commune. Ensuite, on aura le P&I Club : il en existe douze dans le monde pour assurer 90% du tonnage mondial transporté. Ces douze clubs sont des mutuelles constituées d’armateurs qui partagent leur aventure maritime dans le cadre de leur responsabilité civile au tiers (équipage, pollution, navires tiers, ponts, etc.) Ces douze mutuelles ont une rétention sur chaque sinistre à hauteur de 10 M$. Elles ont aussi un programme de réassurance commun au sein de l’International Group qui permet d’obtenir une limite de responsabilité jusqu’à 3,1 Md$. Une limite équivalente aux premières estimations des pertes chiffrées par les analystes. Le marché de l’assurance et les réassureurs sont organisés pour indemniser un sinistre à hauteur de 3,1 Md$ dans le cas où l’armateur et son opérateur technique seraient jugés responsables à 100 % de l’accident sans limite de responsabilité. Il est peu probable que le sinistre aille plus loin. La limite de 3,1 Md$ intégrerait le retrait des débris du pont, les containers tombés à l’eau, la réparation et la reconstruction du pont. Les éventuels préjudices aux tiers ne seraient pas pris en compte. Enfin, la responsabilité de l’affréteur peut être recherchée si l’origine de la panne est inhérente aux soutes. Il appartient à l’affréteur d’acheminer un navire dans un port sécurisé (« safe port »). S’il est démontré que la sortie du port de Baltimore n’était pas sécurisée, la responsabilité de l’affréteur pourrait être engagée mais cela reste hypothétique. Maersk a certainement une police RC affréteur, dont la garantie oscille entre 350 M et 1 Md$.