Interview de la semaine

« Les entreprises d’assurance doivent prévoir, anticiper et s’engager ! »

Publié le 16 avril 2020 à 8h00

Elisabeth Torres

Errol Cohen, avocat associé en droit des affaires et de la gouvernance des sociétés, cabinet Le Play

Elisabeth Torres
journaliste

Auteur du livre « La société à mission : loi Pacte, enjeux pratiques de la société réinventée » publié en mai 2019, Errol Cohen, avocat, apporte son éclairage sur cette forme novatrice d’entreprise appliquée à l'assurance.

Qu’est-ce qu’une société ou entreprise à mission ? Comment se caractérise-t-elle au regard d’une société « classique » ?

« La société à mission » est une création de la loi Pacte. Elle recouvre aussi bien « l’entreprise à mission » ou « la société à objet social étendu », deux expressions employées dans les travaux qui ont précédé l’adoption du texte. Ce nouveau statut juridique trouve en effet ses racines dans les travaux de recherche de Mines ParisTech au sein du Collège des Bernardins, auxquels j’ai participé depuis 2011, et par la suite le rapport Notat-Sénard.

Il ressort du nouvel article L.210-10 du Code de commerce issu de la loi Pacte qu’une société peut revendiquer la qualité de société à mission à condition que ses statuts précisent une raison d’être (au sens de l’article 1835 du Code civil), un ou plusieurs objectifs sociaux ou environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de ses activités, ainsi que les modalités de suivi de l’exécution de la mission, ce suivi étant assuré par un comité de mission.

Société à mission et raison d’être offrent une définition de l’entreprise jusqu’alors absente de notre droit, une entreprise fondée sur l’engagement, une vision à long terme, l’innovation, et orientée vers la recherche de solutions aux problèmes contemporains (sociaux, environnementaux, ruptures des business models…). Notre cabinet est pionnier dans la rédaction de raisons d’être et de missions. Dans ce cadre, nous prodiguons des conseils juridiques mais aussi stratégiques.

Une telle définition ne risque-t-elle pas de se confondre avec la RSE ?

La raison d’être et la société à mission ne sont pas la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), leurs champs d’applications sont beaucoup plus larges. On peut voir des similitudes entre elles, la responsabilité sociétale des entreprises ayant contribué avec un certain succès à la mise en pratique du développement durable et de l’impact positif des entreprises. Mais alors que la RSE cartographie risques et enjeux et fait l’objet d’un rapport extra-financier, la société à mission va plus loin. En englobant la RSE dans le business plan de l’entreprise, elle va lui donner une nouvelle vie et plus de chances de se développer.

Quelles garanties que la société à mission ne se réduise pas à des mots ?

En réalité, les entreprises peuvent avoir tendance à avoir peur des mots et leur préférer des indicateurs chiffrés, pas forcément probants. Elles doivent au contraire adopter un nouveau vocabulaire, décrire une raison d’être compréhensible de tous, à commencer par les parties prenantes. Leur raison d’être doit être porteuse d’engagements et non de promesses. Il faut modifier les grilles de lecture, dé-fixer les normes, mais aussi et surtout innover !

C’est pour garantir la portée des engagements pris par la société que la loi Pacte prévoit un double contrôle de la mission, le premier interne et le second par un organisme tiers.

Si tel est le cas, la société à mission peut alors être à la fois un bouclier anti-OPA, en décourageant d’éventuelles velléités de prises de participation hostiles, et un glaive, en étant un levier pour l’innovation, l’embauche de candidats des générations Y, Z…

Quel est l’intérêt pour une entreprise d’assurance de devenir une société à mission ?

A mon sens, toutes les sociétés d’assurance doivent devenir des sociétés à mission, soit par conviction, soit par nécessité. Elles sont actuellement confrontées à des problèmes spécifiques qui trouvent une solution dans la raison d’être et la mission : contexte de taux négatifs, émergence d’une innovation de rupture avec des acteurs nouveaux plus agiles et innovants (comme l’AssurTech Seyna en IARD), nécessité de se digitaliser davantage face à des acteurs déjà engagés de longue date dans cette démarche.

Elles ont pris conscience que leur activité ne se limite pas au profit. Au-delà d’un outil de financiarisation, elles représentent un service dont les consommateurs attendent beaucoup. A ce titre, elles sont particulièrement scrutées.

Quatre entreprises du secteur ont adopté une raison d’être pour le moment : Maif, Axa, Malakoff Humanis, Groupama. D’autres vont-elles leur emboîter le pas ? Avec quelles conséquences ?

Elles ouvrent le chemin, mais bien entendu, d’autres vont y venir. Ces pionnières ont pour le moment adopté une raison d’être unique pour le groupe, notion qui n’existe pas dans la loi. Il faudrait à mon sens également en définir une pour chaque filiale, car chacune peut avoir ses spécificités, être dédiée à un métier.

La raison d’être doit parler à toutes les parties prenantes et non pas qu’aux actionnaires ou au comité exécutif ou au conseil d’administration. Elle doit pouvoir être incarnée, traduite de manière opérationnelle. Il ne s’agit pas de coller un nouvel autocollant sur le « pare-brise » des entreprises, mais d’y mettre un second moteur.

L’entreprise qui se dote d’une raison d’être ou d’une mission prend en effet de réels engagements et doit être capable de les tenir, sans quoi sa démarche risque d’avoir un effet déceptif. Il ne faut pas avoir peur des mots, mais bien les peser car ils ont aujourd’hui une valeur.

Suffit-il de se doter d'une raison d'être pour devenir une société à mission ?

Comme vous le savez, la réponse est non. Les créateurs de cette nouvelle société et la loi Pacte font une différence entre la raison d’être et la société à mission, l’une étant la colonne vertébrale de l’entreprise et la « petite fille » de la mission, tandis que la mission représente le futur désirable à atteindre. Mais le respect de cet engagement futur est contrôlé afin d’en garantir l’exécution. Je conseille alors aux entreprises du monde de l’assurance qui se dotent d’une raison d’être de se conformer, tant pour sa rédaction que pour sa mise en œuvre, aux règles qui régissent la société à mission en créant un conseil de la raison d’être.

Or, pour bon nombre de grandes entreprises, tel ne semble pas être le cas. Aidées de leurs consultants elles pensent bien souvent que la raison d’être et la mission se limitent à la RSE, ou à la singularité de la marque ou à des critères de calcul (KPI).

La communication et le marketing tentent de trouver la baseline qui n’en dira pas trop, alors que justement c’est l’occasion de présenter ses engagements, de mettre en avant l’innovation de changement, d’avoir du recul, de l’anticipation et de la prévoyance. Les entreprises d’assurance doivent, elles, prévoir anticiper et s’engager !

En quoi la pandémie actuelle peut-elle susciter un intérêt accru des entreprises pour le statut de société à mission ?

La crise est un inconnu non désirable, qui bouleverse les valeurs de tous. Le 31 mars dernier, le Président Macron prônait une souveraineté industrielle post-crise, mais en omettant la recherche, alors que tout le monde attend de la science qu’elle trouve une solution au virus. L’Europe ne semble pas en capacité de jouer un rôle fort, les Etats sont contraints de devenir autoritaires, on attend alors de l’entreprise qu’elle mette sa puissance au service de la communauté.

Les entreprises, notamment celles du secteur de l’assurance, ont immédiatement annoncé des engagements de « ne pas faire » : ne pas faire payer l’enseignement qu’elles délivrent, décaler les impayés pour les professionnels…

Or, dans son allocution du lundi 13 avril, le Président a de nouveau exhorté les assureurs à s’engager plus encore qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent.

De même que les professionnels du vêtement ont su conclure un accord pour améliorer le respect des règles de sécurité dans les usines à la suite de la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh, les assureurs auraient tout intérêt à agir de façon innovante, dans l’intérêt de tous, en s’unissant le cas échéant avec d’autres, pour aider les scientifiques du monde entier à vaincre le coronavirus, en leur apportant des financements et/ou divers conseils.

Cette démarche pourrait à mon sens s’inscrire dans leurs raisons d’être et/ou missions, sous la forme suivante : « Prendre solidairement et conjointement avec les Etats et d’autres entreprises, toutes mesures nécessaires, tant financièrement que logistiquement, afin d’aider la recherche en matière de crise sanitaire et s’engager à rendre ses résultats publics et accessibles à tous. »

A ce jour, peu d’entreprises sont allées aussi loin. Mais il y a quelques précurseurs, comme notre client InVivo Group, dont la raison d’être, créée voilà plus de dix mois, répond aux attentes salariales : « Nous assurons la sécurité et la santé de nos collaborateurs, et favorisons la qualité de vie au travail qui soutient la reconnaissance des efforts et donne du sens à l’activité de chacun, à travers un dialogue social ambitieux ».

La même raison d'être agit également pour le bien commun et la filière alimentaire, si importante en période de crise sanitaire : « Nous participons à la construction d’une alimentation sûre, saine et durable, transparente pour le consommateur, ainsi qu’à l’élaboration de circuits de distribution responsables », prévoit-elle.

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