La réassurance vie a sans doute évité le pire. De manière contre-intuitive, la pandémie liée à la Covid-19 a en effet principalement concerné la non-vie, avec d’importants sinistres liés aux pertes d’exploitation et aux annulations. Mais si les conséquences pour la réassurance vie sont contenues, notamment en termes de mortalité, la prudence reste de mise pour une branche où les effets peuvent se faire ressentir sur le temps long.
À fin juin 2021, l’Apref chiffrait à 37 Md$ les sinistres Covid-19 payés et mis en réserve par les assureurs vie et non-vie dans le monde. Une facture globale qui pourrait presque doubler, avec une estimation « ultime » située dans une fourchette de 50 à 70 Md$. Avec la prise en charge d’une part de 43 % des montants décaissés ou mis en réserves à fin juin 2021, le secteur de la réassurance aurait pour l’heure supporté un coût de 16 Md$. Voilà pour les ordres de grandeur d’une pandémie qui, à ce jour, s’apparente surtout à un sinistre non-vie. Toujours selon l’Apref, 80 % de l’événement est imputable aux branches pertes d’exploitation, crédit-caution, annulation ou encore responsabilité civile.
Vent contraire sur les modèles
« Ce qui sert de modélisation jusque dans les modèles retenus par Solvabilité II, ce sont les grippes hivernales. Les schémas sont ensuite calibrés avec des événements centenaires tels que la grippe espagnole de 1918 », explique Arnaud Chevalier, directeur technique et commercial du département réassurance vie chez Aon France. « Or, la pandémie liée à la Covid-19 telle que nous l’avons connue est d’abord un sinistre non-vie avant de concerner les assurances de personnes. Nous avons certes observé de la surmortalité, mais le phénomène a surtout touché des personnes âgées, voire très âgées, qui ne sont pas dans les portefeuilles d’assurance ou, tout au moins, n’en représentent pas une partie significative », ajoute-t-il. Selon les statistiques de l’Insee, la France a connu 56 000 décès supplémentaires en 2020, soit une hausse de 9 %. Si une telle hausse de la mortalité n’a pas été enregistrée en France depuis soixante-dix ans, elle a surtout concerné les plus de 70 ans (+ 11 %). « L’impact de la mortalité est modéré sur les portefeuilles assurés en France en prévoyance et en emprunteur, qui constituent les portefeuilles majoritairement réassurés sur le marché », confirme Simon Rechatin, directeur assurance de personnes pour la France de Swiss Re. « La typologie de cette pandémie, qui a assez peu impacté les populations actives en termes de décès, est assez loin des scénarios Solvabilité II. C’est par exemple très éloigné du scénario catastrophe de la pandémie de 1918, où la grippe avait eu un taux de mortalité très important sur des populations plus jeunes », développe-t-il. Ce qui est valable pour la France ne l’est toutefois pas forcément à l’international. Au premier semestre 2021, Swiss Re a ainsi publié un coût des sinistres Covid de 810 M$ sur la branche Life & Health. En 2020, la facture a frôlé le milliard de dollars. « C’est impactant parce qu’il y a des marchés, notamment aux États-Unis, où la structure des produits fait que ce ne sont pas seulement les personnes actives qui ont des montants assurés importants mais aussi des personnes plus âgées. C’est un sinistre important mais en France, il n’a pas été au niveau des modèles internes ni des formules standards de Solvabilité II », recadre-t-il.
« La grippe espagnole de 1918 avait touché beaucoup de personnes âgées de 20 à 40 ans. Là, c’est très différent avec une pandémie qui touche des personnes âgées, par définition peu assurées en mortalité », abonde Romain Durand, directeur de la réassurance vie chez Covéa. Pour Arnaud Chevalier, les modèles qui servent pour Solvabilité II, comme ceux du pricing du risque pandémique, sont « un peu arrivés au bout parce que nous nous rendons compte qu’une pandémie peut durer au-delà des six mois prévus dans le cadre d’une vague de grippe hivernale ». Le directeur technique et commercial réassurance vie d’Aon France n’abandonne pas pour autant la vision traditionnelle du risque pandémique, bien au contraire. « Nous préparons le marché à la pandémie depuis 2004 car la question n’est pas celle d’un prochain variant, mais d’un prochain virus qui touchera peut-être des personnes entre 25 et 55 ans et pour lesquels la mortalité ne sera pas la même », avertit-il.
Si elle n’a pas bouleversé le risque de mortalité, la crise sanitaire est cependant venu percuter de plein fouet un marché de la prévoyance collective déjà tendu et structurellement déficitaire. « Nous avons vu des impacts sur l’arrêt de travail avec des hausses qui ont surtout concerné des produits qui avaient des franchises courtes et moins les franchises de quatre-vingt-dix jours qui sont standards en emprunteur. Mais d’une manière générale sur la prévoyance collective et celle des TNS, l’année 2020 a été très impactée sur la branche arrêts de travail », constate Simon Rechatin. « Quand on regarde les chiffres de plus près, on se rend compte que l’impact Covid, ce n’est pas tant l’impact biométrique que celui des mesures gouvernementales en arrêt de travail où la problématique a été tous les arrêts dérogatoires », renchérit Arnaud Chevalier.
L’explosion des arrêts de travail
Une tendance 2020 qui s’est poursuivie tout au long du premier semestre 2021. En effet, d’après les données compilées par le groupe Malakoff Humanis, le nombre de salariés en arrêt de travail a augmenté de 30 % entre janvier et mai 2021, passant de 10 % des salariés en janvier à 13 % en mai. Et c’est bien la Covid-19 qui est la première cause d’arrêt tout au long de la période avec 46 % des arrêts dont 12 % de cas diagnostiqués et 34 % d’arrêts dérogatoires. Un pic a même été atteint en avril 2021 avec 52 % des arrêts liés au virus. « Oui, il y a une surfréquence des arrêts courts, et des personnes qui étaient en arrêt long n’ont pas repris parce que les médecins n’osaient pas prescrire un retour au travail pendant la pandémie, mais le véritable coût en assurance de personnes en arrêt de travail, ce sont les mesures gouvernementales », conclut Arnaud Chevalier.
Menaces sur la santé des actifs
Au-delà de la problématique conjoncturelle des arrêts dérogatoires, le marché de la réassurance vie s’inquiète également des effets à long terme de la Covid-19. « C’est très tôt pour en parler. Nous sommes un peu dans le brouillard, tout simplement parce que nous n’avons pas de recul », avance avec prudence Romain Durand qui n’exclut cependant pas un pic d’invalidité et de mortalité supplémentaire pour des populations affaiblies à long terme par le virus. « La mortalité, c’est la conséquence de l’histoire médicale du corps. Quid de la dégradation de l’état de santé liée à tous les reports de soins, au décalage d’opérations et d’examens ? », interroge le directeur de la réassurance de personnes de Covéa. Aux États-Unis, une étude s’est interrogée sur les Covid longs en estimant que cela pourrait toucher 2 % des travailleurs américains, soit plus de 3 millions de personnes. Cette question d’un billard à bandes multiples se pose aussi chez Swiss Re, où Simon Rechatin, en plus des séquelles qui peuvent perdurer chez les personnes ayant eu la Covid-19, regarde du côté des risques psychosociaux. « La détérioration de l’état de santé mentale ajoute une pression sur des équilibres techniques fragiles », explique-t-il. « Il y a des inquiétudes sur les potentiels effets à long terme directement lié à la Covid-19, mais également autour des personnes qui ne reprennent pas le travail présentiel avec ce que cela peut impliquer en matière de troubles physiques et psychologiques. Ce sont des effets qui sont encore très peu anticipés mais sur lesquels les réassureurs redoutent qu’ils amènent une hausse structurelle de la sinistralité sur les cinq ou six prochaines années », complète Arnaud Chevalier en ajoutant que tout cela « se télescope avec la problématique de la relance et des nouvelles habitudes de travail » mais également avec le spectre de la prochaine réforme des retraites et de l’évolution des provisions mathématiques si l’âge de la retraite était encore repoussé. « Cela emmène beaucoup d’incertitude sur la visibilité du risque arrêt de travail au-delà de dix-huit mois », commente-t-il.
Quid des tarifs et des capacités
C’est donc dans un contexte de visibilité un peu brouillée que les réassureurs vie vont aborder le renouvellement des traités. Avec quelles tendances ? « Il y a deux types de réassureurs », observe Arnaud Chevalier. « D’un côté, des réassureurs purement vie, très orientés sur les marchés français et européens, qui comprennent le risque et le fait que la surmortalité en Europe a été très contenue et limitée sur des tranches d’âges précises. Sur ces profils, nous n’avons pas eu d’effet tarifaire au dernier renouvellement et pas d’effet pré-anticipé sur ce renouvellement », explique-t-il en mettant à part les portefeuilles arrêt de travail ou la couverture de populations particulièrement touchées par la crise, comme les intermittents du spectacle ou les personnels de santé. « De l’autre côté, il y a des réassureurs vie et non-vie, avec une politique de souscription décidée ailleurs qu’en France ou en Europe et des parts à respecter dans la capacité qu’ils allouent en vie et en non-vie, qui n’ont pas la même vision des choses », poursuit-il. Pour ceux-là, la politique de souscription a été drastiquement revue. « C’était vrai jusqu’en juin 2021, et nous avons continué à faire de la pédagogie auprès de ces réassureurs internationaux. Certains reconsidèrent leur position et sont prêts à resouscrire du risque pandémie et décès. Mais tous ne sont pas encore revenus », constate Arnaud Chevalier. « Nous suivons les portefeuilles et nous anticipons clairement le besoin d’une analyse plus fine de la population assurée et des couvertures données sur les nouveaux business », commente Simon Rechatin. « Nous avons notamment vu qu’il y avait, de façon quasi systématique, des assurances contre les arrêts de travail pour raisons psychologiques sans aucune hospitalisation. Ce sont des maladies moins objectivables et les tarifs appliqués aujourd’hui par le marché ne reflètent pas la réalité du risque. Il faut suivre l’équilibre global des produits parce qu’on voit que ces garanties sont sous-tarifées », ajoute-t-il. « Il y a aussi, en France, le problème de la portabilité des garanties », soulève Romain Durand. « Les mesures gouvernementales ont pour le moment contenu les problèmes de faillites, mais on peut légitimement se poser la question de ce qui arrivera quand les pouvoirs publics fermeront le robinet », relève-t-il en expliquant la probable tarification à la hausse « par crainte de ce qui pourrait se produire ». « Cela va rappeler que les assureurs vie ne sont pas sur un long fleuve tranquille, même si cela reste un marché où il y a beaucoup de capacité et qui intéresse de nombreux réassureurs », dit-il. « Les réassureurs sont rationnels et les tarifs vont dépendre de la structuration du risque », rappelle enfin Arnaud Chevalier. Le risque arrêt de travail, structurellement déficitaire, est en général mutualisé avec le risque décès, bénéficiaire techniquement en moyenne sur la même population. « Si vous calibrez correctement votre protection, surtout s’il y a une mutualisation dans le temps avec un engagement sur deux ou trois ans, le réassureur doit pouvoir trouver son compte. Cela ne veut pas dire qu’il sera bénéficiaire tous les ans mais il assume aussi son vrai rôle de réassureur qui est de prendre la volatilité du risque », estime-t-il.
Emprunteur, PER et dépendance…
Ce n’est pas un secret : les réassureurs vie continuent de faire les yeux doux à l’assurance emprunteur. Et à la faveur d’un marché de l’immobilier resté dynamique même pendant la crise, ils entendent poursuivre leur développement. « Il y a toujours une part importante du marché qui est captée par les réseaux bancaires, mais beaucoup d’acteurs essayent de faire bouger les lignes », commente Simon Rechatin. Selon lui, la crise a aussi fait prendre conscience du besoin de s’assurer contre le décès et l’arrêt de travail. « Il y a un gap de protection qui préexistait et cela suppose de nouvelles perspectives de croissance et d’augmentation de la matière assurable », expose-t-il. « C’est un marché qui nous intéresse mais qui appelle des points de vigilance », rappelle-t-il cependant en évoquant des garanties sous-tarifées sur les maladies non objectivables. « Il faut trouver les bons équilibres techniques, bien faire son travail en termes de souscription médicale, gérer correctement les sinistres et indemniser ce qui doit l’être. Et ce sont des domaines dans lesquels nous pouvons apporter notre expertise à tous ceux qui veulent se développer », résume-t-il. Arnaud Chevalier va également dans le sens d’un appétit de la réassurance pour l’emprunteur. « Les réassureurs sont friands de ce risque, car il y a des marges techniques importantes et connues depuis longtemps. Ils maîtrisent l’emprunteur et sont prêts à faire des tarifications intéressantes pour les nouveaux acteurs, qu’ils supportent même parfois de manière très partenariale et engagée », observe-t-il. D’autres marchés, en revanche, sont plus compliqués. C’est le cas de l’épargne-retraite et du PER, pour lequel les réassureurs vie ne semblent pas encore prêts à suivre les assureurs. « Les nouveaux produits de la loi Pacte font appel à la réassurance pour offrir des garanties complémentaires, notamment des garanties planchers en cas de décès, mais les réassureurs restent pour le moment frileux car ils associent cela à un risque purement financier. Il y a une demande de réassurance, mais c’est actuellement compliqué de trouver des fournisseurs. Peu d’acteurs sont enclins à analyser et à structurer ce risque », relate le courtier sans désespérer parvenir à « faire le lien entre les deux et créer le marché ». La dépendance, sujet ô combien cher à l’Apref qui travaille sur le sujet depuis plus de vingt ans, souffrirait presque du problème inverse : les réassureurs sont prêts mais les produits ne se vendent pas. « Il n’y a pas de problème technique. Le débat de fond de la dépendance est de savoir comment convaincre les gens de s’assurer. Les réassureurs ne peuvent faire qu’une partie du travail qui est de financer, d’aider à tarifer et à garantir. Ils ne peuvent pas fournir l’appétence à la distribution », estime Romain Durand.
Alors que le serpent de mer d’une loi sur la dépendance a, une nouvelle fois, refait surface en France avant de disparaître, Swiss Re continue de pousser ses pions dans le domaine. « On peut toujours attendre une loi, mais la dépendance et, plus généralement, la problématique de l’assurance des retraités, est un sujet que nous regardons tout particulièrement chez Swiss Re, notamment en Europe où les baby-boomers arrivent dans ces âges sensibles et sont inquiets de la perte d’autonomie », repositionne Simon Rechatin. Car la crise de la Covid-19 a aussi montré l’importance de pouvoir rester à domicile et provoqué un certain traumatisme autour de la façon dont les Ephad se sont refermés sur eux-mêmes. « Un des axes de développement fort est de savoir comment accompagner cette population de seniors non seulement avec des produits dépendance mais également à travers des programmes de prévention et d’accompagnement au bien vieillir », poursuit le directeur de la réassurance vie de Swiss Re France. « Nous avons l’expertise pour organiser des programmes médicaux et avons la capacité à mettre ensemble des acteurs pour proposer des solutions packagées pour répondre aux besoins d’assureurs qui n’ont pas forcément la taille nécessaire pour mettre tout cela en œuvre », schématise-t-il.
La banque des cédantes
Au-delà des frontières hexagonales, Romain Durand note que la réassurance vie poursuit son développement dans un rôle de banquier des assureurs. « Le réassureur a un rôle de protection : il couvre en cas de déviation de la sinistralité. Mais il a aussi un rôle de banquier qui existe particulièrement dans la réassurance vie », explique-t-il. « Certaines couvertures en quote-part, parce que le risque est assez prédictible, ne sont pas tant faites pour protéger que pour permettre aux assureurs d’économiser du capital. Dans beaucoup de pays, le réassureur intervient comme financeur pour aider à payer des frais marketing ou des commissions escomptées avant de se rembourser sur le résultat technique. Il y a, dans ce domaine, encore d’importantes croissance à attendre », pronostique-t-il. De plus en plus, « on voit de très gros deals passer au Japon et sur les marchés anglo-saxons, où l’optimisation du capital est un enjeu particulièrement important », conclut-il.
Des captives pour la vie ?
D’après une analyse de Gras Savoye Willis Towers Watson, entre la relative baisse des prestations en santé due au confinement et la hausse de la sinistralité en prévoyance, les assureurs seront plus frileux et plus regardants en 2022. « À terme, certains clients du secteur médical ou des hôtels/cafés/restaurants risquent d’être difficiles à assurer. C’est pourquoi, il faut désormais recourir à l’ingénierie en mettant par exemple en place de la coassurance, de la réassurance ou une captive », précise le courtier dans sa note de conjoncture. Alors que le sujet des captives d’assurance et de réassurance est à l’aube d’une évolution réglementaire et fiscale majeure en France, elles pourraient donc être un outil supplémentaire mis à disposition des entreprises pour gérer leur risque, même si le marché s’attend davantage à un développement sur la branche dommages. « S’il y a un intérêt fiscal à créer des captives en France, cela créera un appel d’air pour gérer le risque de manière plus efficiente. Cela commencera par des risques simples comme la non-vie ou, éventuellement, la santé pour la vie. Mais je ne vois pas encore des captives s’attaquer à de l’arrêt de travail, de la dépendance ou même de l’épargne », tempère un spécialiste. En revanche, elle est déjà un levier reconnu et utilisé par les entreprises multinationales pour gérer leurs avantages sociaux dans le monde. Une tendance qui, selon le grand courtage américain, devrait même s’accélérer.
Focus sur
La réassurance vie en France en 2020
Le marché de la réassurance vie en France est resté stable l’an passé. En 2020 et selon les chiffres de l’Apref, l’ensemble des opérations de réassurance en France, hors volet public de CCR et toutes branches confondues, a représenté 5,1 Md€ de chiffre d’affaires accepté. Dans le détail, les primes brutes se ventilent à 60 % en non-vie et à 40 % en vie, où le poids des affaires en proportionnel est particulièrement important. Sur les 2 Md€ de primes brutes réalisées en vie, 70 % de l’activité des réassureurs est concentrée sur la prévoyance. La santé et la dépendance, où les réassureurs privés assument environ 50 % de la prime souscrite en France, disposent de parts respectives de 16,6 % et 12,7 %.