L’échéance de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne s’approche à grands pas et malgré les incertitudes, les assureurs semblent de plus en plus se préparer à la pire des issues, celle d’un « no deal » et donc d’un « hard Brexit ».
journaliste
L’accord de Brexit de Theresa May a été rejeté le 15 janvier par 432 députés contre 202 voix favorables par le Parlement britannique, renforçant un peu plus la menace d’un hard brexit. AIG, Hiscox, RSA, FM Global, Liberty Specialty Markets, CNA Hardy ont ainsi choisi le Luxembourg. Axa XL, Beazley, Chaucer, Legal & General, Royal London et Aviva ont jeté leur dévolu sur l’Irlande tandis que le Lloyd's et l'Australien QBE ont opté pour Bruxelles. Chubb est le seul à céder à l’appel de la France. La valse des assureurs a commencé en prévision du 29 mars 2019, date d’un Brexit tant redouté par les marchés financiers.
Sans réelles réponses politiques et avec de nombreux flous juridiques, le secteur de l’assurance fait comme il peut pour assurer ses arrières, sécuriser ses portefeuilles et rasséréner ses assurés. Pas évident quand comme l’explique Marc Perrone, avocat associé chez Linklaters, fin connaisseur du Brexit : « Parmi les activités financières ou assimilées réglementées, l’assurance est celle pour laquelle on a le moins de visibilité sur la façon de traiter juridiquement le sujet. » Selon l’avocat, le haut comité juridique de la place financière de Paris, qui a émis un rapport concernant l’impact du Brexit sur les activités d’assurance, « n’a pas pu formuler de recommandations utiles sur le sort des contrats en cours ; faute d’avoir pu trancher, plusieurs thèses s’opposent ».
En effet, dans le résumé du document, le comité écrit : « Deux analyses se sont opposées au sein du groupe de travail sur la qualification de la gestion des contrats dont les effets se poursuivent postérieurement au Brexit. La première retient, pour cette gestion, la qualification d’activité d’assurance. Appuyée par une opinion de l’Eiopa de décembre 2017 interprétant la directive Solvabilité II reprise par la Commission européenne dans un avis de février 2018, cette position considère qu’un assureur britannique qui exécuterait ses engagements post-Brexit se livrerait à l’exercice illégal de l’activité d’assurance. Ceci impliquerait que les engagements des assureurs britanniques pris auprès d’assurés européens doivent être transférés dans des entités agréées en Europe. La seconde considère que la gestion d’un contrat d’assurance ne consiste pas à prendre un engagement nouveau, mais uniquement à gérer les conséquences d’un engagement déjà valablement consenti. Il en résulte qu’un assureur britannique exécutant les obligations subséquentes à un contrat formé pré-Brexit, notamment en gérant le règlement des sinistres, ne violerait aucune disposition légale ou réglementaire. Le régulateur luxembourgeois a appuyé cette interprétation. »
Pour Marc Perrone : « Il faudrait que le législateur clarifie si et dans quelles conditions l’on pourrait poursuivre l’exécution des contrats en cours parce qu’aujourd’hui, on ne sait pas vraiment sur quel pied danser. » Selon la Financial Conduct Authority, le problème pourrait toucher 38 millions d’assurés et 55 M£ (62,441 M€) de passifs d’assurance dans l’espace économique européen.
Les deux côtés de la pièce
Ainsi, pour parer à toute éventualité, les assureurs, assisteurs et réassureurs ont pris les devants. « Il y a deux choses à regarder, il y a d’une part les questions d’assurance transfrontalière et d’autre part les questions de réassurance transfrontalière. Pour chacune de ces deux questions, il faut penser aux deux côtés de la pièce : les assurés français et européens qui sont protégés par une société d’assurance britannique et puis les assurés britanniques protégés par un assureur français ou européen. C’est le même cas pour la réassurance », explique Pierre Michel, directeur général réassurance et international chez Covéa.
Les assureurs dotés d’un siège européen au Royaume-Uni (Hiscox, QBE, Aviva, Beazley, Chubb…) et ayant décidé de continuer d’exercer en Europe ont pour la plupart opté pour son établissement au sein de l’UE post Brexit. Les pays en tête de liste pour les installations sont la Belgique, le Luxembourg, l’Irlande et les Pays-Bas. Retour d’expérience de l’assureur britannique Hiscox : « Cela fait plus de deux ans qu’Hiscox travaille sur le Brexit. Une importante équipe projet y travaille. Ce n’est pas un sujet qui a été pris à la légère puisque dès le début nous avons pris l’hypothèse d’un « no deal Brexit » nous permettant de continuer à opérer normalement indépendamment de l’issue politique. Le vote du 15 janvier au Parlement britannique semble confirmer que cette hypothèse n’était pas forcément mauvaise. Nous avons créé une compagnie d’assurance en Europe continentale, Hiscox SA (HSA), basée au Luxembourg, et nous avons travaillé avec le régulateur luxembourgeois. Nous avons obtenu les agréments et les licences en janvier 2018, à la suite de quoi nous avons décliné les licences et nous avons monté une succursale Hiscox SA en France », explique Gwenaël Hervé, directeur général d’Hiscox France. L’Australien QBE a, quant à lui, opté pour la Belgique indique Renaud de Pressigny, directeur général de QBE France : « Nous travaillons sur la question du Brexit depuis près de deux ans. La stratégie du groupe a été de créer une compagnie d’assurance à Bruxelles du nom de QBE Europe, regroupant notre activité de réassurance et nos activités d’assurances directes en Europe. Cette compagnie a reçu l’agrément de la Banque nationale de Belgique, le régulateur belge. Elle a ensuite créé des succursales dans les différents pays dans lesquels QBE est implanté, dont la France. Comme nous opérions en tant que succursale d’une compagnie britannique, nous avons demandé l’accord de la Haute cour d’Angleterre pour transférer nos portefeuilles de la compagnie anglaise à la compagnie belge. » De son côté, « Aviva n’est confronté à aucun impact opérationnel significatif du Brexit. Toutes nos activités européennes, à l’exception d’une seule, sont des filiales bien capitalisées et réglementées localement », explique le groupe.
Beaucoup comme Hiscox et QBE, mais aussi AIG, ont procédé par le transfert Part VII faisant appel à la Partie VII de la loi de 2000 sur les marchés et les services financiers (Financial Services and Market Act 2000), un transfert légal de portefeuilles de polices avec des clients de l’UE vers une filiale nouvelle ou existante située ailleurs dans l’UE. Ce dispositif laborieux doit être validé par la Haute cour d’Angleterre et peut prendre jusqu’à dix-huit mois et coûter plus de 1 M£ soit 1,135 M€ pour les plus gros transferts.
Dans ce cadre, les assureurs se voient dans l’obligation d’informer leurs clients du transfert des contrats. « Ce transfert « Part VII » a fait l’objet d’un document d’information très complet. Nous avons envoyé un dossier à chacun de nos clients, soit directement, soit par l’intermédiaire des courtiers. Nous leur avons présenté le transfert, la façon dont il allait se passer, nous leur avons également joint le rapport de l’expert indépendant mandaté pour donner son avis sur les conséquences du transfert », assure Renaud de Pressigny.
Un sauf-conduit
D’autres comme Chubb, qui a choisi de s’installer en France, ont transformé leurs sociétés basées au Royaume-Uni en société européenne (cette forme d’entité légale peut être facilement déplacée entre les États membres de l’UE). Ou encore, quelques-uns ont préféré l’intégration d’une clause de substitution dans leurs contrats indiquant qu’à partir du 1er janvier, le risque serait assumé par l’entité européenne. Certains avocats évoquent même la possibilité de faire des avenants. Selon l’avocat Marc Perrone : « Les clients [assureurs, NDLR] se posent de nombreuses questions afin de limiter l’impact disruptif du Brexit. Ils cherchent à déterminer dans quelle mesure ils peuvent conserver au Royaume-Uni certains pans de leurs activités. Ils se posent également de nombreuses questions relatives à la possibilité de recourir à l’externalisation : qui peut permettre de garder des équipes au Royaume-Uni qui fourniraient des services à cette nouvelle filiale continentale, et si oui, dans quelle mesure ? »
Préserver les droits
Par ailleurs, dans l’autre sens, pour les sociétés européennes ayant des contrats britanniques au Royaume-Uni, faute de cadre politique, l’autorité de régulation prudentielle (PRA), rattachée à la Banque d’Angleterre, a décidé que tout dépôt de dossier au titre du third country branch vaut sauf-conduit pour les trois prochaines années. Pour le directeur général de QBE France, dans tous les cas, « les droits de nos assurés sont complètement préservés puisqu’il y a une continuité des garanties. Au-delà du changement de raison sociale, il n’y a pas d’impact, que ce soit pour les courtiers comme pour les assurés ».
Les courtiers sont particulièrement attentifs aux mouvements du secteur. Christophe Pardessus, directeur sinistre, juridique et conformité chez Marsh France, indique : « Les assureurs se sont tous mis en ordre de bataille. Nous recevons les informations sur les dispositions au fur et à mesure. Les assureurs ont adopté soit un schéma type AIG ou QBE, en créant une structure en Europe et en transférant les contrats en application de la procédure devant la Haute cour de Londres ; soit un schéma type Lloyd’s, en résiliant et en re-souscrivant le même produit avec une entité européenne, ce qui les dispense de passer devant la Haute cour de Londres. FM Global avait également opté pour cette stratégie il y a déjà quelque temps. » Le sujet de la réassurance et des syndicats du Lloyd’s, qui ont la particularité d’être un marché et non une compagnie d’assurance, pose question. Ils ne peuvent pas bénéficier du dispositif Part VII. Afin de répondre à la problématique du Brexit et de rester présent sur les marchés de l’assurance et de la réassurance européens, le Lloyd’s a créé une compagnie d’assurance du nom de Lloyd’s Insurance Company S.A. « Comme le Lloyd’s est un marché, le transfert de portefeuilles est plus compliqué que pour les sociétés d’assurance. C’est pourquoi, il nous a fallu créer une compagnie d’assurance. Afin d’être en accord avec le Code des assurances, nous n’avons pas d’autre choix que de résilier les contrats arrivant à échéance afin de les resouscrire à l’identique avec notre nouvelle compagnie d’assurance belge : Lloyd’s Insurance Company S.A. », explique Guy-Antoine de La Rochefoucauld, mandataire général pour la France.
Cependant, si le marché londonien martèle à qui veut l’entendre que tout est prêt, le secteur hésite. « Le Lloyd’s de Londres va procéder en deux temps. Dans un premier temps, ils vont resouscrire les contrats venant à leur échéance de renouvellement avec le Lloyd’s de Bruxelles pour ce qui est des risques européens (ce n’est pas trop un problème parce que les polices anglaises ne se renouvellent pas par tacite reconduction quand elles arrivent à échéance) ; les risques non européens resteront garantis par le Lloyd’s de Londres. Dans un second temps, les polices anglaises couvrant des risques européens mais ne se renouvelant pas seront transférées au Lloyd’s de Bruxelles via une cession de portefeuille. En revanche, sur les polices françaises auxquelles participaient les syndicats du Lloyd’s de Londres et qui comportent des préavis de résiliation, il faut espérer que cela ne posera pas de problème pour les programmes se renouvelant après le 29 mars 2019 », s’interroge Christophe Pardessus. Sans oublier que la compagnie d’assurance Lloyd’s Insurance Company SA est loin d’avoir les mêmes agréments et licences internationaux que le Lloyd’s. En effet, aujourd’hui, la compagnie n’a d’agréments que pour les pays de l’Union européenne et les pays membres de la ZEE.
Chaque syndicat applique sa stratégie. QBE indique : « Comme tous les syndicats, nous avons accompagné le projet de Lloyd’s qui est la création du Lloyd’s Bruxelles. QBE fait partie du voyage et nous avons prévu de resouscrire les contrats aujourd’hui souscrits auprès du marché du Lloyd’s pour notre compte avec la nouvelle entité belge. La succursale française de QBE a très peu de contrats de ce type, nous en avons moins d’une dizaine. » Hiscox, pour sa part, a créé sa propre agence de souscription pour son syndicat 33, du nom de Hiscox Assure SAS (Hassas) basée au Pays-Bas : « Nous avons dû créer une nouvelle agence de souscription du nom de Hiscox Assure SAS (Hasas). Cette agence va nous permettre de continuer à souscrire les risques internationaux pour le compte des Lloyd’s. Les Lloyd’s ont récemment annoncé qu’ils feraient un Part VII et Hiscox aura un rôle à jouer. » Covéa en revanche est confronté à deux problématiques en tant qu’acheteur de réassurance d’une part, mais également en tant que réassureur, détaille Pierre Michel : « Nous sommes un gros acheteur de réassurance compte tenu de nos parts de marché en France. Nous avons des réassureurs opérant depuis le Royaume-Uni. Nous nous sommes posé la question de savoir comment nous allions pouvoir poursuivre nos relations avec les réassureurs britanniques à partir du 1er janvier 2019. Le marché britannique, ou marché de Londres, est un acteur incontournable de la réassurance. Il n’était donc pas question de nous passer de ces opérateurs. Nous souhaitions permettre à Covéa de continuer à être réassuré par eux, même en cas de Brexit. »
Ainsi, Covéa a dû discuter au cas par cas avec chaque syndicat du Lloyd’s afin de trouver des solutions pour pouvoir continuer à traiter avec les mêmes sociétés. « Lorsque l’alternative était le Lloyd’s Bruxelles, nous avons opté pour cela. ça n’a pas été automatique, mais une discussion à chaque fois », précise le directeur de la réassurance. Il ajoute : « En tant que réassureur, nous nous plaçons dans le cadre provisoire qui a été annoncé par la Bank of England et l’autorité de tutelle de l’autorité de contrôle britannique, le PRA. Les réassureurs, français notamment, qui travaillent au Royaume-Uni aujourd’hui depuis l’Union européenne dans le cadre du régime LPS, pourront continuer pendant une période transitoire de trois ans à opérer de manière transfrontalière à condition de simplement déposer une demande auprès de la PRA et de respecter les conditions édictées par ce régulateur. » De son côté, Allianz Re a demandé à ses réassureurs du Lloyd’s de désigner les acteurs auprès desquels ils pourraient renouveler leurs contrats. Le réassureur allemand s’est assuré d’avoir les cartes en main et décidera d’éventuelles cessions de contrats à brève échéance quand cela sera nécessaire. « Un hard Brexit pourrait avoir un certain nombre d’incidences négatives sur les contrats signés au Lloyd’s de Londres, allant de problèmes réglementaires (impossibilité de souscrire des contrats auprès de réassureurs domiciliés dans des pays tiers sans équivalence Solvabilité II) à des problèmes d’application de l’obligation imposée par le traité de réassurance (réparation des sinistres) », indique Allianz Re. Le réassureur compte « se concentrer sur la poursuite et le maintien des relations existantes et collabore ainsi avec ses partenaires du Lloyd’s pour trouver des solutions aux problèmes à venir ».
La réglementation
Aujourd’hui, il y a toute une série de textes européens régulant le secteur de l’assurance (la data privacy, le règlement européen de protection des données, l’IDD, la directive sur la distribution d’assurances, le e-call…) qui soit sont en place, soit entrent en vigueur avant le 29 mars et doivent être appliqués au Royaume-Uni. La Grande-Bretagne a fait passer une loi qui fera entrer en droit domestique anglais tous ces textes qui aujourd’hui sont d’application européenne. Il y aura une équivalence parfaite entre la loi domestique britannique et les textes européens qui étaient applicables au Royaume-Uni en tant que membre de l’UE.
Le Brexit implique pour les assureurs souhaitant continuer à faire du business en Europe continentale ou au Royaume-Uni des dépenses considérables. Les assureurs ont dû largement investir dans la création de nouveaux sièges pour leurs compagnies, mais également transférer du personnel. Les transferts de portefeuille via le Part VII peuvent coûter jusqu’à 1 M£ (1,135 M€), sans compter les équipes spécifiques mises en place pour gérer les démarches et celles pour répondre aux questions des clients et des courtiers. Gwenaël Hervé d’Hiscox rappelle : « Cette préparation au Brexit a coûté au groupe 15 M£ (17,022 M€), mais ce n’est pas tant le transfert de personnel ou de portefeuille, c’est surtout l’accompagnement juridique dans un environnement mouvant et donc incertain. Nous avons engagé des spécialistes, des chefs de projets, des consultants, des avocats… et avons dû modifier tous nos systèmes informatiques puis mener à bien les tests nécessaires. Il y a beaucoup de choses à modifier un peu partout. Sans oublier les changements d’entités légales, les modifications dans les programmes de réassurance, il faut revoir tous les documents contractuels ne serait-ce que pour tous nos collaborateurs, nos partenaires et toutes nos conventions de courtage. Tout cela nécessite des revues avec des cabinets d’avocats et des gens dédiés à cela en interne. Et vous multipliez cela par le nombre de pays… »
Si les assureurs et les réassureurs ont dû mettre le prix, tant en termes financiers que de mobilisation, pour se préparer au Brexit et faire au mieux pour assurer la continuité des contrats, tout n’est pas résolu, comme le rappelle Jean-Michel Gey, Placement Leader chez Marsh : « Le Hard Brexit pourrait poser un problème plus sérieux aux clients lorsque le marché de Londres – principalement celui des Lloyds – est le principal voire le seul marché à répondre à leur problème dans la mesure où le marché français ne couvre pas 100 % des besoins de 100 % des clients. Londres offre par exemple des produits comme les violences politiques ou les tous risques bijoutier, joaillier plus difficilement disponibles en France. »