Avec l'automatisation au cœur des ambitions de développement des assureurs, l'intelligence artificielle constitue une nouvelle donne. Shift Technology l'a bien compris. Son cofondateur, Éric Sibony, revient sur son application à la fraude à l'assurance.
Quel est le bilan de Shift pour 2022 ?
Nous connaissons une bonne croissance depuis plusieurs années et celle de 2022 a été encore meilleure, nourrie par l’extension de nos produits et notre expansion à l’international – en particulier aux États-Unis. Nous avons doublé de taille en termes d’effectifs grâce à cette croissance mais aussi grâce à notre dernière levée de fonds en 2021 de 220 M€.
Comment se compose votre clientèle ?
Nous avons principalement des assureurs mais également des délégataires de gestion. Les grandes compagnies d'assurances traditionnelles représentent notre plus gros marché mais nous avons aussi des InsurTech. Notre modèle financier se base sur la souscription d’un abonnement qui permet d’accéder à nos solutions. La tarification se fait en fonction du volume des données traitées. Ce qui fait qu’en dessous d’un certain volume, nos produits ne sont pas économiquement viables pour les petites structures. D'où la mise en place de nos partenariats avec certains acteurs comme Cegedim en assurance santé – en place depuis mai 2021 – pour fournir l’ensemble de leurs clients, y compris les plus petits qui ne pourraient pas bénéficier de nos offres sans cela. C’est gagnant-gagnant.
Êtes-vous partie prenante des initiatives de Place ?
En France, nous travaillons avec l’Agence de lutte contre la fraude à l'assurance (Alfa), ainsi qu'avec les assureurs qui mettent en commun leurs données sur lesquelles nous pouvons faire de la détection de fraude interassureurs.
Quelles sont les évolutions actuelles des pratiques frauduleuses ?
Une tendance monte en puissance actuellement : les fraudes en lien avec l'indémnisation en gré à gré, c’est-à-dire plus ou moins automatisées, liées à de fausses ou des usurpations d’identités. Pour certains dégâts basiques, pour lesquels les montants estimés sont inférieurs à 1500 €, comme un dégât des eaux, l’assureur n'envoie pas forcément un expert sur place, pour réduire les coûts. Il rembourse immédiatement ses clients sur la base d'un devis ou d’une description des dommages. Les fraudeurs sont nombreux à mettre ce système à profit. Par exemple, grâce au vol de données relatives aux employés d’une même entreprise, ils souscrivent une police habitation et vont déclarer pour chaque profil un dégât au montant inférieur au seuil fixé pour le traitement en gré à gré, puis résilient leur contrat après s’être fait indemniser. Dans ce genre de cas, l’IA de Shift est en mesure de détecter que plusieurs assurés ayant un même emploi, ou utilisant une même adresse IP, subissent un dommage similaire sur une courte période.
Dans quels autres pays êtes-vous actifs ?
Nous sommes présents historiquement dans beaucoup de pays mais notre stratégie aujourd’hui est de nous concentrer sur des géographies clés comme l’Europe (France, Suisse, Belgique, Royaume-Uni, Espagne) dont l’Allemagne qui est le plus gros marché européen où notre présence est encore faible et dans lequel nous investissons beaucoup ; le continent américain (États-Unis, Amérique latine) et l’Asie du Sud-Est qui est très axée sur l’innovation, ce qui en fait un marché porteur pour nous. À Singapour par exemple, nous avons remporté un appel d’offres et avons déployé une plate-forme utilisée par l’ensemble du marché. Elle permet de déclarer de manière centralisée et automatisée tous les sinistres et aux assureurs de s’accorder sur les responsabilités. C’est une plate-forme que nous utilisons comme vitrine pour les autres pays.
Quelles pourraient être les conséquences pour vous de l’AI Act, la proposition de règlement européen déposée par la Commission européenne qui a pour but d'introduire une législation commune à l'intelligence artificielle ?
Nos équipes juridiques sont sur le coup pour la traduire en conséquence directe sur nos équipes opérationnelles et de R&D. C’est un sujet qui revient surtout chez les assureurs américains. Il est depuis longtemps question de la gouvernance de l’IA : s’assurer qu’un algorithme est exempt de biais éthiques (genre, CSP, origine géographique), et que les développeurs contrôlent leurs programmes. Pour la fraude par exemple, on ne veut surtout pas d’une solution qui suspecte tout le monde. C’est un sujet à suivre mais structurellement, Shift Technology privilégie le « filtre humain » avant de prendre des décisions. Et en face, les assureurs privilégient la fiabilité à la sophistication des solutions d’IA.
Comment fonctionne votre solution de lutte contre la fraude ?
C'est une solution historique pour notre société qui s'est lancée avec ce service de détection de la fraude à l’assurance. Aujourd’hui, nous couvrons plus largement l’assurance via nos outils d’intelligence artificielle (IA). Toutes nos solutions utilisent l’IA dans le but de permettre aux assureurs de prendre de meilleures décisions. Dans le cas de la lutte contre la fraude, nous traitons les données de nos clients assureurs pour y détecter les cas suspects. Sur la base de cette analyse, nous générons des alertes avec des explications et une aide à la décision. Les assureurs décident ensuite d'investiguer ou pas, le but premier étant d’éviter de payer des cas frauduleux, voire de récupérer des paiements indus.
De quelles autres façons déclinez-vous l’IA pour l’assurance ?
Nous avons développé un produit de détection de la fraude dès la souscription. Il ne s’agit pas de profilage mais d’analyser si un client est susceptible de frauder sur la base d'éléments tangibles, par exemple si un IBAN a déjà été utilisé par d’autres. Autre déclinaison de nos services, la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT), qui était surtout le sujet des banques il y a une dizaine d’années, devient un besoin fort en assurance où le blanchiment passe par la fraude. L’exemple classique est l’achat d’un véhicule avec de l’argent sale, la souscription d'un contrat d’assurance puis la destruction du véhicule. Si l’assureur paye, les fraudeurs récupèrent de l’argent blanchi. Beaucoup d'assureurs se montrent intéressés.
Une autre de nos extensions concerne la détection des recours, c’est-à-dire les cas où un assureur pourrait payer à la place de notre client assureur. Cela se produit surtout en habitation. Par exemple, dans le cas d’un dégât des eaux qui proviendrait d’un équipement électroménager, les assureurs ne vont pas toujours vérifier si les machines sont défectueuses, dans quels cas ils pourraient se retourner contre le fabricant. Il y a des cas de responsabilité qui ne sont pas toujours évidents. En santé, cela se traduit par un remboursement par le régime complémentaire quand la prestation devrait être prise en charge à 100% par le régime obligatoire.
Enfin, nous proposons des solutions pour automatiser la gestion des déclarations via une interface digitale qui collecte toutes les informations nécessaires et applique toutes les règles du marché.
Quels sont les ordres de grandeurs de la fraude à l’assurance ?
À l’échelle mondiale, toutes activités confondues, on estime que près de 10% des demandes d’indemnisation contiennent des éléments de fraude. Chaque année, la fraude représente un coût de plus d’une centaine de milliards d’euros pour l’assurance mondiale. En France, ce coût avoisine les 2,5 Md€ pour l'IARD, et un peu moins de 4 Md€ en ajoutant la santé.
La prise de décisions optimisée dans le cadre de la détection de fraude permet aux compagnies d’assurance d’économiser environ 5 M€ pour chaque 500 M€ de primes émises – soit 10 M€ pour chaque Md€. À titre d’exemple, plus de 5 Md€ de fraude aux sinistres ont été identifiés en 2021. Certains de nos clients estiment que 80% des cas de fraude identifiés comme suspects par les solutions de Shift seraient passés inaperçus avant leur implémentation.