Nicolas Bouleau, mathématicien et philosophe des sciences, essayiste et professeur émérite à l’Ecole des Ponts ParisTech
journaliste
Nicolas Bouleau, scientifique, mathématicien et économiste, auteur entre autres de l’ouvrage « Mensonge de la finance – les mathématiques, le signal-prix et la planète » paru en 2018 aux éditions de l’Atelier, livre sa vision de la finance transposée au monde de l’assurance.
Dans votre ouvrage « Le mensonge de la finance », vous alertez sur la volatilité des marchés et leur déconnexion avec les ressources. Depuis près d'un an, les taux des obligations d’Etat sont négatifs. Avec quels risques pour l'assurance en général et les
En matière de risques, il y a tant de propos vagues et allusifs que la rigueur de la charpente rationnelle a son importance. Il est certain qu'il y a aujourd'hui une forme de compétition entre la consolidation d’un portefeuille par de bonnes proportions proches de celles de la totalité du marché avec un dosage d'actions et d'obligations d'État, et d'autre part la couverture par des options qui demandent un paiement de prime à l'avance sauf montage plus sophistiqué. Cette dualité de méthodes vaut aussi pour les compagnies d'assurance. La première voie était celle du Capital Asset Pricing Model (CAPM) - modèle d’évaluation des actifs financiers (Medaf) -, la seconde est née avec la mise en place des marchés dérivés dans les années 1970-80.
Il est bon de se remémorer la genèse de cette situation. On peut dégager quatre phases après la Seconde Guerre mondiale. D'abord celle du débat idéologique pour lutter contre l'économie planifiée lors des deux blocs, avec la supériorité brillamment plaidée par Friedrich Hayek du système libéral fondé sur l'information distribuée par le signal-prix.
La deuxième étape est une grande découverte théorique faite par Kenneth Arrow et Gérard Debreu en 1952, à savoir que le théorème de l'équilibre est encore valide si on considère des biens contingents. Ils préconisent la création de marchés dérivés. Gérard Debreu écrit qu'on n'a plus besoin de faire des calculs de probabilité : les marchés sont capables de coter les risques.
Une troisième étape est institutionnelle et technique. On découvre la couverture des options par réplication et les marchés dérivés sont organisés dans toutes les places financières. Ce sont les années 1970-80.
Enfin, la dernière innovation majeure est la mise en place de la titrisation dans les années 1990. Je développe dans mon livre Mensonge de la finance la thèse que Arrow et Debreu ont sous-estimé le problème de la volatilité et n'ont pas mesuré toutes les conséquences induites par le fait de donner aux marchés financiers une telle importance pour la prospective.
Les assureurs doivent obéir au régime prudentiel Solvabilité II. Considérez-vous que ce régime est pro cyclique et donc le reflet d’une volatilité exacerbée au regard de l’activité de long terme des assureurs ?
Permettez-moi juste de relever ce vocable de « pro cyclicité ». Pour moi, les propos de certains économistes sur les cycles ne sont que des postures car ils ne sont pas en mesure de donner la périodicité exacte des cycles qu'ils prétendent annoncer ou dont il faudrait tenir compte. Il est évident que l'économie est un phénomène avec des hauts et des bas selon de nombreux paramètres et il y a de la volatilité à toutes les échelles de temps. Une réforme économique ou institutionnelle ne peut être jugée seulement sur son caractère pro ou contra cyclique, c'est-à-dire sur le critère de savoir si elle contribue à amortir ou à exagérer les variations de croissance ou de récession. Car la lecture des tendances est parfois trompeuse. Et là en effet, les logiques de court terme et de long terme peuvent être contradictoires.
Les actuaires utilisent les mêmes techniques mathématiques (semi-martingale, calculs stochastiques) que la finance de marché. Considérez-vous que l’assurance peut subir les mêmes effets délétères (hausse de la volatilité, absence de prix de marché reflet
Question importante qui prolonge ce que nous avons dit plus haut. Il faut bien voir que les marchés financiers sont nécessairement agités. Parce qu'ils sont organisés pour être fluides, et que l'agissement répété et de plus en plus performant des équipes spécialisées de traders, avec les algorithmes d'apprentissage les plus performants, contribuent de façon très efficace à modeler les marchés comme les marchés parfaits décrits par la théorie mathématique de l'arbitrage, où aucun profit sans risque n'est possible et où les cours sont des processus aléatoires du genre semi-martingales. Il y a forcément de la volatilité, mais reste la question de l'amplitude de cette volatilité. La volatilité est d'autant plus forte que l'actif est plus incertain et que donc l'amplitude de la volatilité – qui se répercute directement sur le prix des options – serait une propriété caractéristique du rôle économique du sous-jacent de l'option. C'est ce qu'on observe en temps normal. Mais il faut amender cette affirmation par plusieurs observations. D'abord, les échelles de temps interviennent : une option à cinq ans n'a pas de raison d'être tarifée avec la même volatilité qu'une option à trois mois. Ensuite, l'incertitude est une notion sociale, elle est construite par le recueil d'interprétations faites par diverses instances dans le tissu des institutions financières, dont les agences de notation ne sont qu'une partie. Et puis, il est des choses imprévues, impossibles à anticiper : des situations métastables des marchés (crise des subprimes) ou des situations d'imminence constante très courantes et bien connues dans le champ des assurances qui sont caractérisées par une rupture, une panne, possible mais dont la date, incertaine, suit une loi de probabilité exponentielle, de sorte que l'événement n'est pas précédé de signes annonciateurs.
Le point sur lequel j'insiste dans mon livre est que le fonctionnement des marchés financiers actuels, qui sont excellents d'un point de vue mathématique, les empêche de donner l'information sur la rareté d'une ressource (pétrole, métaux, etc.) avec suffisamment de clarté pour que cela permette aux entreprises d'en tenir compte. Ceci est à mes yeux une faiblesse majeure et grave du système financier actuel, à la fois pour la préservation de ces ressources pour les générations futures et pour l'orientation concrète de l'économie vers de nouveaux procédés plus écologiques. Du point de vue de l'assurance, une faiblesse de la logique des marchés financiers est de fonctionner trajectoire par trajectoire et de ne pas utiliser la sagesse du CAPM fondée sur le groupement de grandeurs indépendantes. Si vous faites la demi-somme de deux variables aléatoires indépendantes de variance unité, vous obtenez une variance moitié. L'indépendance des grandeurs économiques n'est jamais parfaite et il est même incontestable que l'importance croissante des marchés financiers dans la conduite de l'économie mondiale contribue à corréler les actifs. Néanmoins, la diversification conserve une grande signification prudentielle.
Dans votre ouvrage, vous dénoncez les techniques les plus récentes de couverture du risque de marché. Les assureurs recourent notamment aux produits dérivés et à la titrisation de portefeuille. Est-ce là encore un risque pour le futur de l’assurance ?
Je crois en effet que la volatilité n'est pas un petit défaut qu'on va pouvoir arranger. Et je pense réellement que Kenneth Arrow et Gérard Debreu ont sous-estimé son importance et la perte d'information due au nuage de fumée du fonctionnement des marchés par rapport aux méthodes plus laborieuses qui tentaient de construire des lois de probabilités sur les risques économiques. Je crois qu'on va revenir à davantage de valorisation du travail de compréhension des mécanismes locaux. A mon avis, ce côté « magique » des marchés est une perte d'intelligence dans l'ensemble de l'organisation financière.
Vous noterez qu'avec la titrisation du marché du crédit, le principe de regroupement en paquets peut permettre de mettre en application cette idée de compensation par l'indépendance. Il est vrai que tous les paquets ne sont pas fondés sur cette idée, mais plutôt sur la similitude dans le degré du risque de contrepartie. C'est ainsi que les notes standard A, AA+, etc. sont interprétées. Il semble d'ailleurs aujourd'hui que les deux philosophies se rapprochent dans la mesure où on négocie de plus en plus des options sur des paniers d'actifs.
L’usage de plus en plus récurrent des algorithmes et de l’intelligence artificielle dans les échanges boursiers connaît un développement similaire dans l’assurance. Est-ce un risque supplémentaire pour cette industrie ?
C'est une facilité, une paresse. Qui réfléchit ? Et faut-il ajouter, dans quel but ? Où est la construction d'information ? Les tout petits profits au centième de seconde, très nombreux, ont un rôle, ainsi que les tweets de Donald Trump.
Les produits dérivés sont, par nature, des assurances. Mais ils sont eux-mêmes volatils. Les marchés ont tendance à confondre la qualité de la chaussée et le fait que la route monte ou descende. C'est tout à fait frappant en ce qui concerne le marché des droits d'émission de carbone en Europe. La volatilité est telle que personne ne sait ce qui sera émis dans cinq ans, ni à quel coût.
Après 2009, les établissements bancaires ont été mis en cause. Post Covid-19, ce sont les assureurs qui sont accusés de ne pas faire leur métier. Quel regard portez-vous sur ces deux épisodes de crise ?
C'est très différent. La crise des subprimes est un emballement dû à une confiance excessive dans la jeune méthode de titrisation du marché de l'immobilier aux Etats-Unis et à des répercussions en chaîne dues à une diversification insuffisante des établissements bancaires. La responsabilité des agences de notation est maintenant clairement établie. Beaucoup de réformes prudentielles font que la bulle éclaterait plus tôt maintenant, et la propagation du séisme serait plus amortie.
La crise sanitaire et économique due au coronavirus est typique d'une externalité totalement imprévisible, où les mécanismes des institutions financières dans leur fonctionnement courant ne sont pas en cause. Celles-ci ont à gouverner leurs services comme les autres entreprises devant les nouvelles difficultés.
Au demeurant, je pense que d'autres pandémies et d'autres phénomènes environnementaux graves et imprévus seront de plus en plus nombreux dans les décennies qui viennent. C'est à mes yeux la conséquence de la grande cécité globale dans laquelle nous conduisons les affaires actuellement, en faisant une rationalité de l'addition des égoïsmes particuliers. Comme tout le monde craint le pouvoir d'une gouvernance globale plus effective que celle de l'ONU parce qu'elle pourrait être accaparée par des factions, on continue à faire comme si la Terre était plate et infinie.
L’assurance et la banque se présentent comme radicalement opposées. Les banques prêtent de l’argent et doivent se faire rembourser, avec un risque systémique en cas de crise et de défaut sur les emprunts accordés. Les assureurs perçoivent une prime et dev
En effet, voilà résumée la dualité de ces métiers. Cela montre bien que les banques doivent prêter attention au fonctionnement de l'économie, et examiner comment les risques commerciaux sont pris par les entreprises, qui sont elles-mêmes très dépendantes pour leurs approvisionnements des données de marché. Et les assurances doivent porter leur attention sur les dommages, même si les causes ne sont pas économiques.
L'effort d'intelligence et la qualité de l'analyse ne portent pas du tout sur le même domaine. Les assurances ont à faire avec la nature directement, sans passer par les répercussions économiques globales. Et la nature est incontestablement malmenée et se révèle de plus en plus imprévisible : conséquences du dégel du permafrost en montagne ou dans le grand Nord, énergie météorologique locale croissante, cyclones, fragilité des espaces naturels - comme les rivières - devant des accidents polluants, etc. L'assureur ne peut pas se cantonner à faire des statistiques et des séries temporelles. Il doit regarder dehors et penser l'éventuel*. De sorte que les assurances ne peuvent pas tomber dans le travers de l'économisation totale, qui englobe la nature dans l'économie comme le prônent certains économistes partisans de la théorie des services écosystémiques. Elles sont forcées de considérer au contraire que c'est la nature qui englobe tout et de voir les techniques financières et statistiques comme des outils, en restant à l'écoute des réalités. L'assureur ne peut rester devant son écran à considérer le monde comme s'il n'était constitué que de valeur marchande.
* Cf. mon essai Penser l'éventuel, faire entrer les craintes dans le travail scientifique, 215 p., éd. Quae, 2017