La stratégie gagnante en matière d'innovation est l’objet de toutes les convoitises des assureurs. Entre volonté d’affichage et de communication et jalousie du secret de leurs avancées technologiques, ils ne savent plus sur quel pied danser. Une chose est sûre, l’heure des services et l’inclusion des métiers a enfin sonnée.
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Les opérations d’assurance et de réassurance sont axées sur des stratégies de consolidation ou de diversification des activités. Avec l’émergence des InsurTech et en voyant ce qui se passait dans d’autres industries, de nombreux acteurs du secteur ont commencé à investir dans les nouvelles technologies par crainte d’être « laissés pour compte » et dépassés. Or souvent, ces investissements ont été menés à grands coups de communication, de façon anarchique et sans plan stratégique. Les assureurs investissaient massivement dans des technologies, des concepts et des AssurTech qui pouvaient potentiellement leur sembler soit intéressantes en termes d’innovation, soit dangereuses en partant du principe que si elles se développaient en interne ces idées ne pourraient qu’être bénéfiques pour les maisons mères. « Il y a eu un effet de mode et certains grands acteurs sont partis tous azimuts, car il fallait absolument y être. L’important était de montrer qu’on investissait, et les critères de sélection étaient faibles. Cette phase est passée, et aujourd’hui, nous sommes dans une logique plus saine. Les acteurs tiennent compte des retours d’expérience qui montrent l'importance dans la sélection de la qualité du management de la start-up, du nécessaire « fit » de culture entre les équipes, et bien sûr de la solidité du business model, de l'apport de valeur de la nouvelle solution », analyse Nicolas Boulay, associé assurance chez BearingPoint. Par ailleurs, les assureurs priorisaient soit le développement interne soit les prises de participation exclusives en espérant évincer leurs concurrents. « Il y a peut-être eu, au début, un peu de stratégie d’affichage ou de marketing du secteur, c’est vrai, mais plus fondamentalement il était difficile d’avoir des propositions de services nouvelles disponibles pour tous à l’époque. Rappelons que les premières InsurTech françaises ont vu le jour entre 2014 et 2015. Aujourd’hui, le marché est plus mûr, des solutions pour certaines d’entre elles ont dix ans. Le marché a changé, il a, lui aussi, évolué au fur et à mesure », concède Guillaume Borie, directeur de l'innovation du groupe Axa. Ces start-up ont continué à se développer et à mûrir. Aujourd’hui, elles veulent réinventer l’ensemble de la chaîne de valeur et la façon de penser l’assurance. Leur potentiel disruptif attire les investisseurs. Selon CB Insights, les levées de fonds de ces start-up ont progressé de 36,5 % en moyenne chaque année entre 2014 et 2017 dans le monde.
Investissements à la hausse
Au cours du 1er trimestre 2019, les investissements en faveur des InsurTech comptabilisent même le plus grand nombre de transactions dans le monde, avec 85 transactions d'une valeur totale de 1,42 Md$ selon le dernier rapport Quarterly InsurTech Briefing de Willis Towers Watson, marquant ainsi le 3e trimestre consécutif où plus de 1 milliard de dollars de financements ont irrigué leur écosystème naissant. Par ailleurs, les investissements du marché français dans les AssurTech sont passés de 2 M€ en 2014 à 80 M€ en 2017. Côté corporates, les acteurs ont intégré qu’innovation et InsurTech étaient essentielles et vitales pour leur avenir. Nous assistons à une réorientation des assureurs et des réassureurs qui corrigent le tir en élaborant des plans stratégiques spécifiques consacrés à l’innovation. Surtout, les stratégies globales présentées aux investisseurs, comme celles d’Axa, Generali, Maif ou encore Covéa, intègrent désormais pleinement l’innovation et les investissements dans les AssurTech. Les acteurs traditionnels ont commencé à cibler leurs investissements et leurs partenariats. Avant de se lancer dans une conception interne, les acteurs regardent, aujourd’hui, ce qui se fait déjà sur le marché. La signature d’un partenariat est moins onéreuse et plus rapide qu’une conception from scratch en interne. Par ailleurs, les assureurs n’ont plus de difficulté à être plusieurs acteurs du secteur à investir dans une même start-up. À l’exception de quelques technologies ou innovations isolées qui, dans ce cas, sont préemptées dès le départ. Si désormais l’investissement est plus sélectif et s’inscrit dans le cadre d’un plan stratégique, les montants investis ne cessent de croître. « On est passé d’une époque de proof of concept à une phase d’innovation en profondeur et de remise à plat des modèles opérationnels de bout en bout. L’investissement dans les start-up ne va pas s’arrêter, la dynamique est en place, elle est partie pour durer. Par ailleurs, la transformation de l’assurance ne va pas se faire du jour au lendemain, elle va suivre une trajectoire d’évolution plus que de rupture. C’est une transformation qui est inéluctable et qui va s’accélérer », explique Philippe Mallet, executive partner chez Cognizant Technology Solution.
Pour Gilles Pavie Houdry, director of strategy,M&Aand corporate development chez Aviva France, « nos investissements dans l’innovation sont stratégiques et répondent à une logique de partenariat, de co-développement avec les start-up, et sont focalisés sur nos domaines d’activité. Notre approche d’investissement est non seulement directe mais aussi indirecte, à travers des fonds spécialisés qui nous permettent de soutenir l’innovation à des stades plus précoces (avec des partenaires accélérateurs/incubateurs), ou de manière thématique (intelligence artificielle plurisectorielle, AssurTech…), ou de manière internationale. Pour nous le co-développement, c’est faire bénéficier les start-up de notre financement et de notre expérience métier, tout en respectant les cycles de développement qui sont les leurs, quitte à leur permettre de s’accélérer en dehors de notre univers corporate, et bénéficier des meilleures conditions pour se développer, au sein de structures dédiées et de professionnels dont c’est l’expertise ».
L’intrapreneuriat à l’honneur
Ainsi, en interne, l'innovation a longtemps été réservée aux laboratoires et aux incubateurs, elle était « silotée ». Aujourd’hui, la stratégie interne des assureurs a changé. Ils ont intégré l’innovation au cœur de l’entreprise en acculturant les salariés mais également en donnant aux métiers la possibilité de participer pleinement à la stratégie inno par « l’intrapreneuriat » et des « hackhathons » comme chez Allianz, Axa, Covéa ou CNP assurances. Par ailleurs, les assureurs ont également choisi d’impliquer leurs collaborateurs en les consultant sur leurs besoins d’implémentations et de digitalisation au quotidien. « Nous avons été précurseurs dans le groupe Société générale en matière « d’intrapreneuriat » avec l’incubation et la création de notre start-up Moonshot-Internet spécialisée dans l’assurance contextuelle. Nous considérons que l’innovation se doit d’être ancrée dans la réalité des métiers, elle doit se faire avec eux et non pas contre eux pour aboutir à des innovations dans les différents métiers et à tous les niveaux de Société générale assurances », déclare Ingrid Bocris, directrice générale adjointe de Société générale assurances en charge de l’innovation. Les équipes collaborent de plus en plus au développement de nouveaux processus et produits, alors qu’avant l’innovation se faisait dans les labs et au sein du service innovation. Les collaborateurs ne prenaient connaissance des innovations qui leur étaient destinées qu’une fois qu’elles allaient être mises en place dans leur service. « Nous avons changé de stratégie il y a environ trois ans pour nous concentrer sur les métiers. Avant, nous gérions plutôt des portefeuilles d’initiatives, nous étions moins dans l’accompagnement. Aujourd’hui, nous nous concentrons sur les besoins des métiers qui nous font remonter leurs attentes. L’idée est d’accompagner les projets de développement de nouveaux produits et services, mais il y a aussi des thèmes d’innovation au service des outils et des processus. Au fond, des choses qui doivent permettre à l’entreprise, et donc à la fonction assurance, de mieux gérer et plus vite les sollicitations de nos sociétaires dans de meilleures conditions », relate Nicolas Boudinet, directeur général adjoint en charge de la stratégie, de la marque et des offres, chez Maif.
Ce changement d’organisation et d’état d’esprit permet aux entreprises d'apporter de nouveaux produits et services sur le marché plus rapidement tout en sortant des sentiers battus de l'assurance. « L’innovation irrigue notre stratégie Cové@venir 2021. Nous avons pris le parti de recentrer nos moyens en matière d’innovation pour accompagner la transformation interne de l’entreprise, tout en restant à l’écoute des écosystèmes innovants. Concrètement, au-delà du potentiel des outils, notamment Salesforce que nous installons chez Covéa, nos collaborateurs repensent leurs processus, leur organisation et aussi leur métier pour construire les nouveaux usages et parcours clients. Avec cette stratégie, nous attendons des bénéfices à plus court terme, notamment sur le ROI, l’expérience client et collaborateurs », explique Juliette Baudot, directrice stratégie, client, transformation du groupe Covéa.
Même pour l’innovation des processus et des métiers, les assureurs n’hésitent plus à faire appels aux InsurTech à l’instar de David Wassong, directeur innovation & solutions technologiques intelligence artificielle/robotique chez Generali : « Nous avons l’objectif d’avoir le quart d’heure d’avance sur le marché. On veut que Generali respire l’innovation en interne et à l’externe en tant que vecteur d’accélération de notre stratégie. Cela passe par l’innovation concrète en termes de nouveaux produits, en termes de technologie, dans les nouvelles manières de travailler et de coopérer aussi avec un écosystème en rupture. Nous n’avons pas vocation à tout faire nous-mêmes, mais plutôt à avoir les meilleurs pour accompagner la transformation de Generali aussi bien en interne qu’en externe. L’innovation est un marqueur essentiel qui témoigne de cette transformation à nos assurés, à nos partenaires et à nos collaborateurs. »
L’heure des services
Les AssurTech permettent également aux assureurs de s’étendre au-delà de l’assurance sur des marchés adjacents apportant une valeur ajoutée à leurs business models, notamment par les services. Ainsi, les acteurs de l’assurance font de plus en plus appel à des partenariats avec des start-up spécialisées sur des secteurs relativement éloignés du cœur de métier assurance (santé, voyage, auto, habitation…). Nicolas Boudinet confirme la tendance : « Ce que les sociétaires cherchent, ce sont des réponses à leurs besoins, pas seulement de savoir si la garantie joue ou pas. L'accélération de cette demande a poussé les gestionnaires de sinistres de Maif à créer un incubateur de services dans lequel ils testent des solutions afin d’apporter des solutions en cas de refus de prise en charge. Nous voyons bien que notre métier va se transformer autour des services et que nous allons devoir être de plus en plus à l’écoute de nos sociétaires et essayer de résoudre leurs problèmes du quotidien. Ainsi, les gestionnaires ont créé un système de remontée d’informations concernant des cas où les sociétaires ont des besoins non couverts par les garanties d’assurance. On part de ce besoin puis on va chercher une structure (start-up ou autre) qui peut répondre à ce point de souffrance. On investit dans cette société, elle entre chez nous, elle apporte le service, on la revend tout en conservant son service… Aujourd’hui, on améliore la satisfaction et la relation client en répondant par des services complémentaires. Ceux-ci sont devenus importants dans le registre de l’amélioration de la relation client. »
« En termes d’innovation, nous nous orientons sur les services complémentaires pour augmenter la fréquence des contacts positifs avec nos sociétaires. Nous travaillons également sur le champ de l’innovation de rupture si elle est réellement utile et porteuse de sens ; celle-ci vise à identifier et mettre en œuvre les relais de croissance de demain », explique pour sa part Pierre Grellier, directeur stratégie, alliances et innovation chez Macif.
Les assureurs font de considérables efforts pour transformer la chaîne de valeur existante, libérer de nouvelles fonctionnalités ou créer un accès à de nouveaux produits ou marchés. « Le grand défi de l’assureur c’est vraiment de passer d’une posture d’indemnisateur de sinistre à celle d’intégrateur de services (prévention, fourniture de services à valeur ajoutée). Le digital permet la démultiplication des contacts entre un client, un prospect, et des fournisseurs de service. L’assureur doit prendre sa part et sa place. Il doit développer et entretenir une relation la plus éclairée et intime possible avec ses clients et ses prospects. C’est un vrai changement de positionnement de marché, une transformation culturelle », estime Nicolas Boulay, associé assurance chez BearingPoint, faute de quoi les assureurs risqueraient de se faire confisquer leur propre marché par les GAFA qui, s’ils ne se lancent par en tant que porteurs de risques, semblent tentés par la distribution d’assurance. « Si les assureurs ne se rendent pas plus présents dans la vie de leurs assurés, s’ils ne démultiplient pas les points de contacts, ils risquent de perdre définitivement le contact direct avec eux et se contenter du rôle de simple porteur de risque. Les GAFA sont présents dans la vie quotidienne de l’ensemble des assurés, ce sont les experts de l’expérience client. Ils maîtrisent la data et travaillent dessus sérieusement, à terme ils pourront prédire les comportements des assurés, mais surtout leurs besoins. Si les assureurs ne se sont pas positionnés sur les services et la data, ça risque d’être compliqué », analyse Julien Maldonato, associé conseil industrie financière, expert des sujets innovation et de la transformation digitale chez Deloitte.
De fait, la question est de savoir d’où viendra la menace. Si aujourd’hui les assureurs s’attaquent à l’expérience client, le marché est toujours dans l’attente de l’innovation disruptive qui viendra le bousculer. « Est-ce que dès l’instant où vous résolvez le problème de l’expérience client vous avez disrupté l’industrie ? Pour moi la réponse est non. D’ailleurs, même les InsurTech qui ont le plus de succès ne changent pas les business models sous-jacents, ni la problématique de la souscription, de la juste tarification, de la gestion des sinistres ou encore de l’indemnisation. Toutes ces problématiques sont toujours présentes. Même les plus grosses InsurTech restent « backées » par un assureur ou un réassureur. Cela prouve bien qu‘il n’y a pas encore eu de disruption fondamentale du business model », conclut Guillaume Borie, directeur de l'innovation du groupe Axa.