Interview de la semaine

« Deux Etats américains voudraient contraindre par la loi les assureurs à couvrir les pertes d’exploitation dues au coronavirus »

Publié le 4 juin 2020 à 8h00

Elisabeth Torres

Christopher B. Kende, avocat chez Cozen O’Connor

Elisabeth Torres
journaliste

Christopher B. Kende, avocat du cabinet new-yorkais Cozen O’Connor, spécialiste des contentieux internationaux en assurance, réassurance, du droit de l’environnement, de l’aviation et de la marine, apporte son éclairage sur les litiges engendrés par la pandémie du Covid-19 outre-Atlantique.

Quels litiges voyez-vous apparaître aux Etats-Unis du fait de la pandémie ?

Le coronavirus a impacté en premier lieu les transports maritime et aérien, posant notamment la question de l’annulation des voyages et de sa couverture, ou pas, par les assureurs.

L’administration maritime fédérale américaine (FMC-Federal Maritime Commission) oblige les sociétés de croisières à souscrire une caution pour garantir le remboursement des réservations de leurs clients en cas d’annulation d’une traversée. En raison du Covid-19, ces sociétés ont dû suspendre leurs croisières, comme cela a été par exemple le cas d’un armateur français. Or, son assureur, un américain, jugeant que l’engagement de caution souscrit ne suffirait pas, a requis des garanties complémentaires de son assuré. Il me semble au contraire que lorsqu’une entreprise rencontre des difficultés, son assureur devrait plutôt l’aider à y faire face que lui demander de souscrire de nouveaux engagements susceptibles de précipiter sa chute.

En ce qui concerne le transport aérien de passagers, des actions collectives viennent tout juste d’être engagées aux USA et au Canada contre de grandes compagnies internationales parce qu’elles ont refusé de rembourser à leurs passagers les vols annulés en raison de la pandémie, leur offrant en lieu et place des avoirs pour de futurs voyages.

Le virus suscite également des contentieux sur le terrain de la responsabilité. On a tous entendu parler du Grand Princess, ce navire en provenance d’Hawaï qui rentrait à San Francisco avec quelque 2 500 passagers à son bord, dont certains se sont avérés porteurs du virus et l’un d’eux est même décédé du Covid-19. Le bateau avait été retenu au large de la côte californienne et les passagers placés en quarantaine. Certains d’entre eux ont engagé une action contre la compagnie maritime devant les tribunaux californiens au titre d’un préjudice moral. Ils reprochent à la société de ne pas les avoir informés du risque de présence du virus à bord, alors qu’elle en aurait eu connaissance avant l’embarquement ; ils estiment en conséquence avoir été contraints de « subir » cette quarantaine. Reste qu’en matière de responsabilité civile, la personne qui invoque un préjudice doit non seulement prouver ce dernier, mais elle doit également établir une faute de la part de celui qu’elle poursuit et un lien de causalité entre le dommage et la faute. En l’occurrence, les passagers plaignants doivent prouver que la compagnie savait que le virus était présent à bord, or c’est compliqué dans la mesure où il peut se déclarer après quinze jours d’incubation. De plus, aucun test n’a été pratiqué.

Dans le transport aérien, on rencontre la même problématique : si quelqu’un estime par exemple avoir été contaminé par le virus dans l’avion et poursuit la compagnie à ce titre, encore faut-il qu’il puisse prouver qu’il était en bonne santé avant de monter à bord, ce qui est difficile. Il faudrait en outre que son voisin de siège ait été malade du Covid-19, que ce soit avéré et qu’il ait éternué à ses côtés pendant le vol… On voit bien en pratique qu’il y a un réel problème de preuve pour les personnes qui se lanceraient dans de telles procédures.

Quelles conséquences cette pandémie aura-t-elle pour les entreprises de transport ?

Maintenant que le virus est connu, tant les compagnies aériennes que maritimes vont avoir un niveau de responsabilité accru et être contraintes d’adopter de nouvelles mesures sanitaires. Elles vont devoir par exemple prendre la température des passagers avant qu’ils montent à bord afin de vérifier leur état de santé. Et elles pourront être poursuivies si elles ne respectent pas ces mesures.

L’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) vient d’ailleurs de publier le 1er juin des recommandations sanitaires destinées au transport aérien, en vue d’assurer la sécurité des passagers ainsi que des personnels, tant dans les aéroports qu’à bord des appareils. Parmi ces mesures, on peut citer la nécessité pour les voyageurs de présenter une déclaration de santé et de se soumettre à un contrôle de température dès leur arrivée dans l’aéroport. De même, enregistrement en ligne et cartes d’embarquement sur le smartphone sont encouragés afin de limiter les contacts. Le port du masque sera bien sûr imposé aussi bien aux voyageurs qu’aux employés, tant dans l’aéroport qu’à bord des avions. Les passagers devront se déplacer le moins possible durant le vol et ne pas faire la queue pour aller aux toilettes. La nourriture à bord devrait être pré-emballée et l'avion désinfecté régulièrement.

Le constructeur Boeing, déjà en proie à des difficultés, sera-t-il plus impacté encore ?

En effet, Boeing traverse déjà une grave crise du fait de deux accidents du 737 Max, survenus en octobre 2018 et mars 2019. Le système de sécurité de cet appareil semble avoir été mal conçu et l’avionneur n’a pas encore résolu ce problème, si bien que le modèle reste cloué au sol. Cela a plombé les commandes de Boeing et la pandémie ne va pas arranger les choses, les compagnies étant conduites à revoir leur trafic à la baisse.

En dehors des secteurs du transport, quels autres types de litiges émergent aux Etats-Unis ?

A l’instar de ce qui se produit en Europe, nous sommes en bute à la question de l’indemnisation des pertes d’exploitation sans dommage subies par les entreprises. La pandémie a en effet entraîné la fermeture de nombre d’entre elles pendant le confinement. Il y a deux aspects à considérer : « business losses » et « business interruption ». Dans le premier cas, l’entreprise cesse temporairement son activité mais peut la reprendre ensuite : l’indemnisation éventuelle de sa perte d’exploitation est alors fondée sur l’évaluation de ce qu’elle aurait gagné pendant cette période. Dans le deuxième cas, l’interruption d’activité est fatale pour l’entreprise au sens qu’elle entraîne sa fermeture définitive, auquel cas l’indemnisation éventuelle est calculée en se référant aux revenus dégagés sur les deux ou trois dernières années. Si tant est que l’indemnisation des pertes d’exploitation puisse jouer… Dans les polices classiques, l’indemnisation est déclenchée par un dommage matériel, or peut-on considérer que la pandémie en est un ? C’est loin d’être évident. Mais quelques arrêts dans certains Etats ont jugé que la présence du virus dans un immeuble était équivalente à un préjudice matériel afin de déclencher l’indemnisation. La pandémie peut par ailleurs être exclue des risques couverts, ce qui est possible de deux manières : dans une police « tout sauf » qui prévoit des exclusions spécifiques, ou au cas par cas, la police listant les risques garantis [périls dénommés, NDLR], si bien qu’à défaut d’être mentionné le risque pandémie n’est pas couvert.

Le New Jersey et le Maryland veulent adopter une loi applicable aux contrats en cours afin de contraindre les assureurs à couvrir les pertes d’exploitation dues au virus alors même que la police l’aurait exclu. Cela pose un problème : une loi peut-elle imposer à une partie une clause qu’elle n’a jamais négociée ni acceptée et en contrepartie de laquelle aucune prime n’a été payée ni aucune provision constituée ? Ce faisant, la loi ne violerait-elle pas le contrat ? Les assureurs sont d’autant plus inquiets que si un tel texte était adopté par ces deux premiers Etats, d’autres pourraient suivre. A la suite de l’attentat du World Trade Center du 11 septembre 2001, l’Etat fédéral avait prévu un « Terrorism Risk Insurance Act ». Cette législation permet aux assureurs d’offrir des garanties pour le terrorisme en créant un fonds de réassurance (au-dessus d’une certaine franchise) alimenté par le gouvernement fédéral, en réaction aux exclusions imposées par le marché privé suite aux attaques. On propose aujourd’hui une législation similaire en réaction aux exclusions maintenant imposées par le marché pour les pandémies. L’histoire se répète.

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