Entreprise à mission

De la raison d’être des assureurs

Publié le 12 juin 2020 à 8h00    Mis à jour le 12 juin 2020 à 9h12

Elisabeth Torres

Il y a un an, la loi Pacte créait une nouvelle forme d’entreprise basée sur une raison d’être : l’entreprise à mission. Alors que nombre d’assureurs s’étaient d’ores et déjà engagés dans cette voie, la pandémie est venue raviver ces questions.

Elisabeth Torres
journaliste

Publiée au Journal officiel le 23 mai 2019, la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) a entraîné de nombreux bouleversements pour les entreprises françaises et notamment celles de l’assurance. Au-delà de la mise en place du nouveau contrat de retraite supplémentaire, le plan d’épargne retraite (PER), cette loi fleuve a aussi donné naissance à une nouvelle forme d’entreprise – l’entreprise à mission – qui repose entre autres sur une raison d’être. Deux notions qui ont interrogé nombre d’entreprises d’assurance. Ce pan de la loi Pacte s’appuie sur le rapport Notat-Sénard remis le 9 mars 2018 au gouvernement : « L’entreprise, objet d’intérêt collectif ». Dans cette nouvelle forme de structure, le but de l’entreprise va au-delà du partage de bénéfice ou de la réalisation d’une économie pour englober la poursuite d’un objectif d’intérêt général conciliable avec l’intérêt commun des associés : une mission qui lie les dirigeants de l’entreprise. Pour prétendre à cette nouvelle qualité de société à mission, les entreprises candidates doivent remplir trois conditions : se doter d’une raison d’être telle que définie par l’article 1835 du Code civil modifié par la loi Pacte, définir une mission, c’est-à-dire un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que l’entreprise se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité, et nommer un « comité de mission » chargé d’assurer le suivi de l’exécution de cette mission.

Pour rédiger leur rapport, les auteurs ont sollicité de nombreux tiers, notamment des dirigeants d’entreprises d’assurance, au nombre desquels Pascal Demurger, directeur général de la Maif, par ailleurs auteur de l’ouvrage L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus, paru en juin 2019.

La Maif, précurseur de l’entreprise à mission

Rien d’étonnant dans ces conditions à la concomitance de la publication de la loi Pacte et de la tenue d’une grande convention de l’assureur mutualiste à la même période. « C’est la première fois que nous organisions un événement d’une telle ampleur, se souvient Pascal Demurger. Nous avons réuni 2 000 personnes à Nantes : 1 000 représentants des sociétaires et 1 000 salariés, dont 750 managers et 250 collaborateurs, sur la base du volontariat et d’un tirage au sort. Objet de cette réunion : révéler la raison d’être de la Maif, une annonce qui venait clore de longs travaux, profonds et méticuleux, menés en amont. Il ne s’agissait pas de dévoiler un nouveau slogan publicitaire. Notre raison d’être devait être cohérente avec les racines de l’entreprise, son intention de naissance, son histoire, ses valeurs, sa manière d’exercer son métier, sur le long terme. » Cette raison d’être s’est ainsi construite autour de l’attention portée à l’autre et au monde. « Le care, la protection sont au cœur du métier d’assureur, poursuit-il. Il s’agit pour la Maif de l’exercer avec cette attention sincère, ce qui bouleverse la hiérarchie des intérêts, celui de l’autre passant avant celui de l’entreprise. Cela peut paraître contre-intuitif voire suicidaire, à court terme. Le modèle d’entreprise de la Maif consiste précisément à construire son développement à long terme sur cette inversion des intérêts. » Le dirigeant est persuadé que cette attention à l’autre est source de performance, une conviction qu’il développe dans son livre. Reste qu’il faut l’incarner tant vis-à-vis des collaborateurs, que des clients et des parties prenantes.

Le DG est convaincu de la vertu du sens au travail : « Gagner sa vie ne suffit pas, il y a une forte aspiration, notamment chez les jeunes, mais pas seulement, à se sentir utile, à pouvoir mesurer sa contribution, un moteur pour se lever le matin. L’entreprise doit aussi faire confiance à ses équipes, déléguer, donner des marges de manœuvre. Je ne crois plus que la motivation puisse naître de l’autorité et de la crainte associée, ni du seul intérêt attaché à la rémunération. La responsabilité d’un dirigeant est de créer les conditions pour que l’autre donne le meilleur de lui-même. Je crois à l’importance du don et du contre don. » Le cadre des relations de travail est primordial : la solidarité et la bienveillance priment sur l’esprit de compétition, avec à la clé l’épanouissement et des conséquences sur l’engagement des collaborateurs. Pascal Demurger le constate : « Depuis cinq ans que la Maif s’est engagée dans cette dynamique collective, elle a dégagé une performance gagnante et mesurable. L’absentéisme a par exemple baissé de 20 %. Alors que le monde mutualiste est encore perçu comme vieillot, notre marque employeur attire de plus en plus, y compris de jeunes data scientists. »

La raison d’être de la Maif se décline également par des actions concrètes auprès de la clientèle, à commencer par la manière dont elle est conseillée. « Le mot d’ordre pour nos commerciaux est simple : conseiller le client en fonction de ses intérêts et non ceux de l’entreprise. Nous avons d’ailleurs supprimé toute notion de commissionnement, propre à fausser le conseil », poursuit-il. De même, les gestionnaires de sinistres ont carte blanche pour non pas rechercher l’indemnisation la plus faible, mais au contraire élargir l’offre de services, y compris parfois en allant au-delà des garanties contractuelles. « Certes, nos gestionnaires passent ainsi une fois et demie plus de temps que nos confrères, mais cela nous vaut en retour une fidélité plus forte de nos sociétaires, avec un turnover 3 à 4 fois inférieur à celui du marché, ce qui au final représente des centaines de millions d’euros d’économie pour le développement de l’entreprise, car nous avons un nombre de départs de 130 000 sociétaires par an, quelle que soit la cause, décès inclus, là où, avec le renouvellement du marché, nous en subirions plusieurs centaines de milliers », précise le dirigeant.

Quant à la crise sanitaire, « elle a eu un effet de loupe sur les comportements de chacun, souligne Pascal Demurger. Dès mi-mars, nous avons quant à nous fixé deux principes : priorité à la santé de nos collaborateurs, ce qui s’est traduit par la généralisation du télétravail dès le 17 mars. Par ailleurs, hors de question qu’on tire un bénéfice de la crise. » Conséquence concrète : l’assureur a remboursé le 2 avril à ses sociétaires les économies réalisées sur la sinistralité automobile, les assurés n’ayant pas utilisé leur véhicule pendant les deux mois du confinement. « Cette décision était parfaitement cohérente avec les engagements de la Maif », ajoute-t-il.

Prochaine étape pour l’assureur mutualiste, l’adoption du statut d’entreprise à mission comme annoncé dès la convention de Nantes de mai 2019. « L’AGE qui devait modifier les statuts en conséquence au printemps a dû être repoussée en raison de la crise sanitaire, mais en attendant, on fait quand même. Nous sommes par ailleurs en train de mettre en place le comité de mission et l’OTI (organisme tiers indépendant), chargé d’apprécier la pertinence et la sincérité de nos engagements. En réalité, la loi Pacte est venue poser un cadre sur des pratiques que nous avions déjà généralisées, elle n’a pas modifié la vision de notre activité », conclut Pascal Demurger.

La MGP, elle aussi mutuelle à mission

Autre héritière d’une longue tradition mutualiste, la MGP, mutuelle affinitaire des forces de sécurité relevant du Code de la mutualité, a annoncé en février dernier sa décision de s’engager elle aussi sur la voie de l’entreprise à mission. Dans un communiqué de presse du 15 mai, elle a dévoilé sa raison d’être, approuvée par son conseil d’administration : « Favoriser la sérénité de toutes celles et tous ceux qui concourent à la sécurité des personnes et des biens, ainsi que de leur entourage, en étant la mutuelle qui s’engage avec force, dans une démarche de protection durable et de progrès, et intervient quotidiennement à leur côté, avec des solutions spécifiques, adaptées à l’évolution du monde auquel ils appartiennent. »

La MGP s’inscrit ainsi dans une démarche d’engagement durable et se donne pour mission de poursuivre des objectifs sociaux et environnementaux en portant notamment une attention particulière à son empreinte environnementale. Un comité de mission, composé de membres élus et de dirigeants de la MGP, sera chargé du suivi de l’exécution de cette mission, sous le contrôle d’un organisme indépendant. Une assemblée générale se réunira les 9 et 10 septembre prochains afin de confirmer formellement ces engagements et de modifier les statuts en conséquence. « Jusqu’à présent, nous avions une vocation et un manifeste, ce dernier retraçant l’ensemble de nos missions essentielles, indique Benoît Briatte, président de la MGP. Ils correspondent respectivement à la raison d’être et à la mission de la loi Pacte, de sorte qu’en les adoptant sous cette nouvelle forme, nous réaffirmons notre volonté de nous consacrer aux enjeux sociétaux et environnementaux, qui constituent notre ADN, tout en nous différenciant. De fait, nous proposons des contrats mutualistes et ne poursuivons pas un but lucratif. Nous fidélisons nos adhérents en leur témoignant de l’empathie. » Dans le cadre de la crise du Covid-19, la MGP a ainsi offert une couverture décès à tous ses adhérents membres des forces de sécurité en activité qui n’en bénéficiaient pas. Elle a également triplé le capital en cas de décès causé par le Covid-19 pour tous ses adhérents qui luttent sur le front de la crise sanitaire.

Superfétatoire pour d’autres

Mutlog relève elle aussi du Code de la Mutualité. Son président, Christian Oyarbide, ne voit pas pourquoi chercher ailleurs, en l’occurrence dans la loi Pacte, un référentiel quand la mutualité en est un par essence. Il va même plus loin, considérant que les dispositifs prévus par cette loi sont moins exigeants que ceux de la mutualité : « En particulier, celle-ci repose sur la démocratie participative absente de la loi Pacte, estime-t-il. Quant à la non-lucrativité, elle fait déjà partie de nos valeurs. Pour autant, la mutualité a sans doute besoin de réinventer ses propres exigences, alors que Solvabilité II a contribué peu à peu à lui faire perdre du sens, notamment en faisant financer par les adhérents des excédents de fonds propres. Chez Mutlog, nous cherchons en permanence, à notre échelle, comment être utiles. S’il faut être entreprise à mission pour être aiguillonné, c’est que l’on ne fait pas son job de mutualiste. »

Alors que le monde mutualiste est partagé sur l’intérêt de la mission, entre adeptes et réfractaires, le secteur de l’assurance se montre quant à lui timoré, la plupart des acteurs se contentant d’adopter pour le moment une raison d’être. Cette étape est de fait un préalable incontournable au sens de la loi Pacte pour toute entreprise qui souhaiterait devenir à terme une société à mission, mais on peut tout aussi bien ne pas aller plus loin. De fait, la mission comporte des engagements non négligeables à l’égard des parties prenantes, d’abord parce qu’elle doit être inscrite dans les statuts, mais aussi parce qu’elle induit la mise en place d’instances tels que le comité de mission qui en assure le suivi et l’OTI qui en contrôle l’exécution, sans compter l’effet déceptif à l’égard des tiers en cas de non-respect des engagements pris. Il faut donc y réfléchir à deux fois avant de se lancer et l’adoption de la seule raison d’être dans un premier temps apparaît bien souvent plus simple.

Vertus de la raison d’être

Chez Axa France, « nous l’avons réveillée l’an dernier, indique Catherine Chazal, responsable RSE, dans le cadre d’un travail collaboratif engagé dans l’entreprise avec les agents, les équipes, les clients. Ce chantier n’avait rien à voir avec la loi Pacte. La prise en compte des facteurs environnementaux et sociaux visés par le texte est en effet ancrée dans notre ADN depuis plus de trente ans. Mais, un tiers de l’effectif d’Axa France ayant été renouvelé ces trois dernières années, nous avons jugé indispensable en 2019 de redonner du sens aux nouveaux arrivés et définir une même direction pour tous ». Ce travail de réflexion a débuté par une phase d’enquête auprès de toutes les parties prenantes : un panel de 1 000 collaborateurs et de 1 000 agents a ainsi été sondé, des dizaines d’interviews approfondies ont également été conduites, de même qu’une enquête auprès des clients afin de connaître leur vision d’Axa. Les remontées ont été traitées dans le cadre de deux jours d’ateliers avec une centaine d’agents et collaborateurs, et d’une séance dédiée du comité exécutif. Après quoi, la raison d’être a été soumise au vote des collaborateurs d’Axa France. 7 500 d’entre eux – soit plus de la moitié des effectifs – y ont participé. La raison d’être retenue s’exprime en ces termes : « protéger et agir pour un futur serein ». Puis, l’entreprise a de nouveau organisé début 2020 un événement fondateur « afin d’exprimer en actions cette raison d’être et qu’elle ne se résume pas à un slogan en forme d’étendard. En mettant le doigt sur ces sujets, la loi Pacte a le mérite de réintroduire les critères RSE dans l’objet social de l’entreprise. Elle joue un rôle d’accélérateur et implique la nécessité de rendre des comptes », conclut Catherine Chazal.

Chez AG2R La Mondiale, pas de projet de société à mission non plus pour l’instant, mais l’adoption d’une raison d’être lors de l’assemblée générale de l’association sommitale réunie le 14 mai, ainsi libellée : « Par nos expertises et nos conseils, nous sommes là pour permettre à chacun de mieux protéger sa vie et ses proches. Nous conjuguons responsabilités individuelles avec solidarités professionnelles et intergénérationnelles. Ainsi, nous contribuons à renforcer le vivre-ensemble. »

Quand la fille décline la raison d’être de sa mère

Les bancassureurs ne manquent pas à l’appel. La Société générale a publié sa raison d’être d’établissement bancaire en janvier : « Construire ensemble, avec nos clients, un avenir meilleur et durable en apportant des solutions financières responsables et innovantes. » Philippe Perret, directeur général de Société générale assurances, filiale dédiée à l’activité assurance du groupe, affirme « bien se reconnaître dans cette raison d’être. Ainsi, il ne s’agit pas tant pour nous de définir une raison d’être spécifique, que de nous inscrire de manière pragmatique, ainsi que nos clients et parties prenantes dans celle du groupe, tout en tenant compte des spécificités de notre métier d’assureur ». Avant la publication de cette raison d’être, la filiale avait déjà une signature à laquelle elle ne renonce pas : « A vos côtés dans les moments qui comptent ». « Elle est particulièrement adaptée au contexte actuel, souligne le bancassureur, tout en s’inscrivant dans la raison d’être du groupe. Face au fléau du Covid-19, on voit bien combien la notion de protection est dans tous les esprits. Les attentes des professionnels sont fortes vis-à-vis des assureurs en matière de pertes d’exploitation qu’ils auraient souhaité voir couvertes alors que ce n’était pas prévu. C’est une demande légitime, mais la réponse des assureurs l’est aussi au regard des primes versées et des conditions des contrats. On verra quelle réponse peut être apportée par le biais d’un système de catastrophe sanitaire à l’étude. Toujours est-il que face aux attentes suscitées par la pandémie, il est d’autant plus important de donner du sens à notre activité au travers de notre raison d’être. En ce qui nous concerne, nous l’incarnons en tant qu’assureur, en proposant des produits innovants, responsables, sur le long terme, également en tant qu’investisseur, en alignant notre portefeuille sur les accords de Paris, et enfin en qualité d’employeur, notamment par l’attention portée à l’équilibre vie pro-vie privée. Dans le contexte de crise sanitaire, nous avons contribué à hauteur de 100 M€ pour accompagner nos assurés et soutenir l’économie.Ces annonces sont importantes et toutes nos équipes sont mobilisées pour les rendre très concrètes le plus rapidement possible. »

Et quand on interroge Jean-François Lequoy, directeur général de Natixis assurances, sur sa raison d’être, lui répond qu’il s’intéresse davantage au « comment être » assureur. Au final, entre taux bas et crise sanitaire, n’est-ce pas la profession elle-même qui doit aujourd’hui se pencher sur sa raison d’être ? Pour Antoine Lissowski, directeur général de CNP assurances : « Nous observons en ces temps agités que le rôle de l’assurance est à la fois d’absorber les crises – en versant des prestations à ses assurés dans le cadre prévu – mais également de leur résister, ce qui implique qu’elle n’aille pas au-delà de ses engagements contractuels pour prendre en charge toutes les problématiques qui surviennent. La raison d’être de l’assureur se situe peut-être entre ses engagements vis-à-vis des assurés et sa responsabilité sociétale et environnementale en tant qu’investisseur de long terme, avec une marge de manœuvre pour la solidarité. » CNP assurances a initié, avec l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise, une réflexion sur sa propre raison d’être dont les travaux devraient aboutir pour la fin de l’année.

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