Les progiciels sortent-ils réellement du lot face aux développements informatiques spécifiques ? Historiquement équipés d’outils développés sur-mesure et réputés rigides, les assureurs disposent aujourd’hui d’une alternative moins lourde à gérer avec l’émergence d’une nouvelle génération de progiciels. De grands assureurs changent d’écurie informatique en adoptant l’offre progicielle du marché. Retour d’expérience sur le terrain.
journaliste
Les porteurs de risques tardent à se convertir à l’offre progicielle du marché, au grand dam de leurs fournisseurs – éditeurs de logiciels – à bout de nerfs et d’arguments. Force est de constater qu’ils se hâtent lentement pour adopter leurs offres, même si les choses changent avec l’émergence d’une nouvelle génération de progiciels qui séduisent enfin certains assureurs, ouvrant un mercato digne du championnat européen de football.
Si chaque saison de foot tient en haleine les fans avec des équipes qui en profitent pour recruter de nouveaux joueurs, l’assurance a manifestement adopté la pratique sur le terrain de jeu des stratégies informatiques. Les enjeux économiques et financiers y sont presqu’aussi importants que dans le ballon rond : des centaines de millions d’euros sont mobilisés de part et d’autre.
Toutefois, à l’inverse du football moderne, l’assurance reste dominée par la culture des centre de formation « maison » : les développements informatiques spécifiques. La montée en puissance du marché des progiciels a été dans un premier temps toute relative. Il a fallu que de nouveaux entrants tablent sur l’agilité technico-fonctionnelle pour gagner leur place et surtout que les assureurs prennent la pleine mesure de la menace des géants technologiques (GAFAM) sur leur pré-carré et du peu de chance qu’ils ont de sortir vainqueur d’une confrontation où l’équipement technologique ferait certainement la différence.
L’idéologie du tout spécifique
A y regarder de près, il est patent que les développements spécifiques, d’ancienne génération, ont fait la preuve de leur incapacité à répondre aux attentes actuelles des utilisateurs en termes de réactivité et d’adaptabilité des systèmes.
De leur côté, les progiciels, longtemps immatures, semblent avoir trouvé un nouveau souffle. Pour autant, les développements spécifiques ne s’avouent pas vaincus. Le courtier grossiste SPVie en est une parfaite illustration : « Nous avons décidé de développer notre propre système informatique métier car les progiciels du marché ne sont pas adaptés à nos besoins. L’outil mis au point nous donne entière satisfaction, c’est le coeur informatique, la rampe de lancement de notre expansion », explique le DSI Raphaël Pierre-Elien, avant d’ajouter : « Nous sommes partis de nos besoins internes, il y a cinq ans ; face au souci de mieux armer notre fonction de distribution, et de maîtriser le commissionnement, recourir à un progiciel nous paraissait assez insuffisant compte tenu de nos grandes ambitions. La décision a été prise de mettre au point, ex nihilo, un site d’aide à la vente, Luca, qui soutient efficacement nos distributeurs, complété de l’outil Sofia. Basées sur le cloud, ces solutions ont servi de socle à la digitalisation complète de l’activité dans un environnement .Net [environnement de Microsoft, NDLR]. Cela nous a permis de mettre au point nos workflows, inadaptés aux mécanismes des progiciels du marché, et d’intégrer aisément le centre de gestion CGRM. » Pour autant, le grossiste n’est pas définitivement fermé aux progiciels. « La reprise de l’activité de prévoyance de CGRM sera l’occasion de consulter le marché. Plus généralement, nous entendons ouvrir nos outils aux extranets et autres espaces d’assurés de notre écosystème via des API. Et un benchmark de la solution adaptée à nos réalités informatiques s’imposera », ajoute le DSI.
Au vu de l’expérience de SPVie, la problématique relève des considérations stratégiques de chaque acteur. François Couton, directeur général délégué d’Harmonie mutuelle Groupe Vyv, en charge depuis 2016 des opérations et de la transformation de l’entreprise, est bien placé quand il estime que les choix opérés ne sauraient relever d’une position de principe. « Il est nécessaire de prendre en compte les objectifs de l’entreprise et de considérer le meilleur moyen de les atteindre en tenant compte de sa culture et de sa maturité. Parfois, le progiciel est pertinent, d’autres fois l’approche best of breed est plus adaptée. S’agissant du secteur de la complémentaire santé, les évolutions réglementaires soutenues (100 % santé, ANI, DSN, CSS par exemple) doivent être prises en considération car elles imposent des charges de maintenance évolutive importantes », observe t-il.
Une analyse en phase avec la maturité acquise récemment par l’offre des progiciels métiers. Car jusque-là, les assureurs, échaudés par les nombreux échecs d’intégration de progiciels, s’étaient résignés à faire vivre leurs applications maison malgré des coûts prohibitifs. Mais alors que le mobile est devenu un incontournable du parcours client – un appareil que peinent à intégrer les développements spécifiques – une marche progressive vers le progiciel s’enclenche. Sans pour autant convaincre tout le marché. Au-delà de SPVie, Verlingue vient confirmer que l’heure du tout progiciel n’a pas encore sonné. Et ceux qui, comme François Couton, reconnaissent la force de l’approche progicielle, restent mesurés et pointent les risques de dépendance stratégique envers l’éditeur, de maîtrise des processus métiers, du SI et même des données.
Les derniers bastions tombent
Equipée d’une plate-forme AS/400, Praga, l’association en charge de la protection sociale des agents généraux d’assurances, disposait d’outils, fruits d’un développement interne, exploités par son partenaire la Cavamac. Son vœu était de devenir autonome. « Sans équipe informatique interne, nous avons opté pour un progiciel du marché en mode SaaS. De fin 2019, année de la décision, à 2020, nous avons mené avec succès le projet d’équipement d’un outil, le progiciel Antenia, qui nous a offert l’opportunité de digitaliser nos processus dans un outil fédérateur », indique Benoît Froidure, DG de Praga. Et d’ajouter : « Nous sommes une structure de petite taille. Disposer d’une plate-forme progicielle intégrant un back-office, la GED et l’extranet, nous a permis de limiter les délais et les coûts de mise en place. Nous avons très vite décidé d’exclure les développements spécifiques afin d’avancer vite dans la mise en production. Pour autant, le progiciel n’est pas la panacée, il existe des risques à prendre, et il faut être conscient des limites qui l’entourent pour les transformer en atout. »
Philippe Simon, PDG de l’éditeur Cegedim Insurance Solutions, qui revendique de multiples clients en France, porte justement le débat sur le terrain de la réactivité : « Sur le marché de la santé-prévoyance par exemple, nous avons consenti un effort de 5 000 jours/homme l’an dernier dans la prise en compte des changements nouveaux récurrents. C’est très lourd financièrement à gérer pour les entreprises et ce poids génère des charges à imputer au client final. Selon moi, c’est l’une des raisons qui a fait vaciller les derniers bastions du spécifique en France. Il nous a ouvert les bras de nombreux clients et je crois que c’est ce qui explique le succès d’acteurs comme Guidewire en IARD. Pour autant, la nécessité des assureurs d’évoluer vers des cibles uniques après des rapprochements plaide également pour un progiciel robuste et capable de gérer les gros volumes. »
L’exemple de Guidewire, arrivé sur le marché français il y a bientôt quinze ans, confirme l’analyse du patron de Cegedim. Retenue par Axa, son premier client en France en 2009, la société collectionne depuis les références sur un terrain où le spécifique était la règle et le progiciel l’exception. Axa est resté longtemps l’unique client français de ClaimCenter de Guidewire qui, aujourd’hui, en compte beaucoup plus à son actif, parmi lesquels figure le poids lourd qu’est la Macif. L’assureur mutualiste devient le premier client de Guidewire Cloud en France et en Europe, et a choisi InsurancePlatform pour remplacer son système existant sur l’ensemble de ses lignes métiers IARD et être en mesure d’accélerer le développement de nouveaux partenariats. GFT, membre du programme de partenariat Guidewire PartnerConnect Consulting, a été choisi pour accompagner la mutuelle dans son programme d’intégration. Selon Yann Arnaud, directeur produits, pilotage économique, performances et risques, du groupe Macif : « Nous souhaitons rester un acteur moderne et efficace, résolument mutualiste et compétitif, avec des solutions d’assurance accessibles pour nos sociétaires durant toute leur vie. Guidewire InsurancePlatform contribue à cet objectif, et la feuille de route ambitieuse de l’éditeur pour les mises à jour via Guidewire Cloud a renforcé notre choix, tout comme la facilité d’intégration de ses produits digitaux et leur parfaite adéquation avec nos exigences métiers. »
A l’instar des télécoms
Revenant sur ces basculements de bastions du spécifique métier dans l’univers du progiciel, Emmanuel Naudin, VP des ventes pour l’Europe du Sud de Guidewire, compare « la dynamique actuelle dans l’assurance à celle observée dans les télécoms il y a vingt ans. Derrière, il y a le défi de placer le chaland au centre de chaque processus. Avec pour corollaire la transformation du modèle opérationnel qui a poussé à recentrer ce qui est important sur le client et en automatisant le reste. D’où la nécessité de progicialiser les activités. Dès 2010, les bases de ce qui constitue aujourd’hui le marché des progiciels étaient posées, notamment sur le segment vie ». Et le responsable de Guidewire de reconnaître que « les progiciels se sont montrés immatures à leur début. Nous assistons à une deuxième génération d’offres métiers adaptables. Portée par Guidewire, cette vague se montre plus industrielle, pérenne et évolutive. Nous mobilisons une équipeR&Dde 800 hommes pour prendre en compte les évolutions du marché IARD et de fait, nous sommes une plate-forme industrielle au service de l’assurance IARD, avec plus de 80 % de charges prises en compte en natif et les 20 % restantes relèvent de l’adaptable aux réalités du client ». En parallèle, cela permet aux opérateurs de faire l’économie de redéveloppements en spécifique à l’heure où le time-to-market est un critère de compétitivité discriminant. Outre Macif, Guidewire réussit aussi à convaincre chez les bancassureurs, à l’instar de Natixis assurances. Selon Nathalie Broutèle, directrice générale déléguée en charge du métier assurances non-vie : « Un sinistre est le moment de vérité dans notre relation avec le client. En construisant une plate-forme de gestion des sinistres efficace, ouverte sur le développement numérique, nous serons mieux placés pour accompagner nos clients dans les moments où ils auront le plus besoin de nous. »
Vices et vertus de l’anteriorité
Comme le reconnaît Hugues Delannoy, président de l’éditeur Prima solutions – souvent retenu dans le cadre des mouvements de concentration qui animent le secteur : « Le marché du progiciel prend des couleurs et devient intéressant actuellement. Vus de ma fenêtre, les drivers de cette mutation sont multiples : l’obsolescence des systèmes, la réglementation, la prise en compte des API, sans oublier l’accumulation de l’existant au fil du temps, très lourd à gérer. Cela constitue de véritables facteurs déclenchants de la marche vers les progiciels. CNP assurances a ainsi opté pour Prima solutions, tout comme Boursorama ou encore Darva qui est également un de nos clients pour la refonte de son projet Sinapps. » Olivier Le Gall, DSI de Verlingue et du groupe Adélaïde, « reconnaît la montée en puissance de progiciels au sein du groupe, notamment pour prendre en compte les spécificités réglementaires de chaque pays. » Et de détailler : « C’est ainsi qu’en Suisse, nous nous appuyons sur le progiciel Win VS, en Grande-Bretagne nous avons opté pour Acturis alors que chez Coverlife en France nous avons la solution Antenia. Les développements spécifiques offrent la possibilité d’être très proches du besoin moyennant une attention particulière à porter aux coûts de développements et d’entretien. Et puis, il est nécessaire de prendre en compte la problématique de gestion des ressources-clés : il faut mobiliser les ressources disposant des bonnes expertises, au bon moment, ce qui nécessite évidemment un pilotage fin de notre portefeuille de projets. » Et Olivier Halluitte, manager transformation chez Verlingue, de compléter : « Les progiciels offrent parfois la possibilité d’un déploiement plus rapide pour les fonctionnalités standards. à mon avis, l’idéal serait de mettre au point du spécifique et d’y ajouter des briques progicielles adaptées. Dans ce dernier cas, notre procédure reste classique : nous faisons le tour du marché avec des partenaires sur la base de critères objectifs : coûts, couverture fonctionnelle et technique, tout en s’assurant de la bonne intégration du composant avec notre existant. L’objectif est d’avoir le meilleur système d’information au moindre coût sans que la maintenance ne soit handicapante. Notre moteur de gestion des prestations a par exemple été développé en spécifique et il n’a pas à rougir face aux progiciels du marché. »
Pour Lorenzo Bertola, directeur du pôle banque, finance et assurance du cabinet mc2i : « Le choix d’une solution doit être défini selon des critères spécifiques à chaque contexte. Lesquels peuvent être l’alignement de l’outil avec la vision stratégique, l’évolutivité, le time-to-market, la capacité à faire, et bien-sûr les coûts. Plus un assureur possède un long historique, plus son système d’information est complexe et constitué d’enchevêtrement de divers outils. La standardisation via progiciel peut rapidement devenir un calvaire. Il est bien plus simple pour des pure players ou de nouveaux entrants de s’équiper en progiciels. »
Plaidoyer des données pour les systèmes ouverts
« Ce mouvement de progicialisation, amorcé dans les back-offices métiers – où la rationalisation des coûts informatiques est un facteur de compétitivité – s’est propagé à tous les compartiments du système d’information. Il touche déjà des outils qui gèrent les données », observe Laurent Pecqueux, responsable du secteur assurance au sein du cabinet Oresys.
Patrick Omnes, Sales Director chez Earnix, rappelle qu’Internet a fait du prix, et donc de la tarification, un facteur déterminant : « Désormais, pour des raisons évidentes de concurrence, il faut être capable de tarifer vite et bien pour s’aligner sur les attentes des clients et leur proposer les bonnes couvertures au bon prix tout en respectant les objectifs de marge et de croissance. Les assureurs ont des chaînes de tarification historiquement spécifiques et lourdes à gérer, de la conception à la mise en production. » Et de constater : « Cette époque est révolue, la chaîne de tarification se doit d’être aujourd’hui beaucoup plus rapide et efficace. »