L'impossible équation

Publié le 1 octobre 2015 à 6h00    Mis à jour le 22 octobre 2015 à 12h34

Laura Fort


La baisse drastique des taux d'intérêt et les contraintes réglementaires poussent les sociétés de gestion d'actifs à se diversifier dans des placements alternatifs, comme les prêts aux entreprises ou la dette infrastructure, pour augmenter leurs rendements. Ce contexte économique et financier devrait entraîner une recomposition du secteur en France et en Europe.

À l'heure où nous mettons sous presse, le taux à dix ans (TEC 10) s'élevait à 0,96 %, entamant ainsi une douce remontée. Mais depuis plus d'un an, les gérants d'actifs doivent redoubler d'imagination pour contrer une baisse des taux historique, en grande partie due à la politique monétaire de la Banque centrale européenne : entre fin août 2014 et fin août 2015, l'Euribor trois mois a ainsi baissé de 114,56 %, tandis que le TEC 10 est inférieur à 2 % depuis mai 2014, ayant atteint un plus bas mi-avril 2015 à 0,33 %, et rapporté en moyenne 0,76 % depuis le début de l'année. Les sociétés de gestion des compagnies d'assurance doivent par ailleurs compter avec des défis supplémentaires : elles gèrent souvent des portefeuilles peu agiles car importants (le total de l'encours des placements des assureurs se monte à 2 203 Md€ en 2014) ; ces derniers sont investis à 32 % en obligations d'États de l'OCDE peu rémunératrices ; Solvabilité II pénalise l'investissement en actions considéré comme risqué, même s'il est un gage de rendement, et l'assurance vie en euros promet encore un taux de rendement moyen de 2,5 % en 2014. On comprend dès lors la tâche qui incombe aux gérants lorsque le TEC 10 affiche 0,33 % ! Aux gérants donc de composer leur partition pour parvenir malgré tout à tenir les promesses faites aux assurés, tout en maintenant le ratio de solvabilité de leur entreprise !

Le mix produits

Parmi les premières actions entreprises par de nombreux assureurs : proposer plus systématiquement aux clients la souscription de contrats d'assurance vie hybrides (euros et unités de compte) ou 100 % unités de compte. Le frein avait été mis au lendemain de la crise financière de 2008. Compte tenu du contexte de baisse des taux et des contraintes réglementaires, le secteur n'a pas d'autre choix que de reléguer les contrats traditionnels au second plan. Une nécessité pour la solvabilité des compagnies et un appel d'air pour les gérants, qui peuvent aller chercher du rendement ailleurs que sur les obligations d'État. « Proposer davantage les contrats en unités de compte permet de limiter le flux de liquidité à investir sur le fonds euro et, ainsi, de limiter la dilution du rendement des actifs historiques par des taux de rendement actuels plus faibles », explique Marie Lemarié, directrice des investissements de Groupama. Les nouveaux contrats vie génération et eurocroissance font aussi figure de diversification bienvenue : « Dans le contexte économique actuel, nous menons deux actions principales : la promotion de l'eurocroissance via l'Afer [Association française d'épargne et de retraite, NDLR], qui requiert des garanties moins contraignantes pour la gestion financière. Il permet davantage de prise de risque et recèle un potentiel de rémunération supérieur à un contrat d'assurance vie traditionnel. Notre deuxième action est de promouvoir le fonds flexible AIMS lancé il y a un an. Nous allons davantage pousser les feux vers les clients patrimoniaux, en nous appuyant sur ce fonds et sur d'autres véhicules plus traditionnels », détaille Jean-François Boulier, président du directoire d'Aviva Investors France. Mais le « mix produits » ne fait pas tout. Le gros du travail des gérants d'actifs est évidemment de savoir saisir des opportunités d'investissement pouvant apporter un rendement attractif sans prendre pour autant des risques inconsidérés.

Voies alternatives

Selon le profil, les objectifs et la composition du portefeuille des compagnies, la stratégie d'allocation d'actifs diverge. Mais les assureurs se rejoignent sur le fait qu'il aura fallu trouver des voies alternatives depuis plusieurs mois. Lorsque l'encours des placements est important, les changements de positionnement doivent être effectués bien en amont. Il en est ainsi par exemple d'Aviva : « Historiquement, nous avions une proportion d'obligations dans notre portefeuille supérieure au marché, d'environ 80 à 90 % dans les années 2010/2011. Cela nous a permis de passer la crise de 2008 sans être affectés par la volatilité des actions et nous avons rechargé notre portefeuille en taux fixe de manière intéressante à ce moment-là. Avec la baisse des taux, nous avons opéré un mouvement stratégique important en diversifiant notre poche obligations sur l'international, et en augmentant notre part d'actions. Nous sommes aussi plus présents sur l'immobilier, où il y a des primes de risques intéressantes », affirme Philippe Taffin, directeur des investissements d'Aviva France.

Pour trouver du rendement, la diversification géographique est plébiscitée pour pallier l'atonie de la zone euro. Les gérants ont ainsi tendance à privilégier les pays asiatiques émergents, le Japon, l'Amérique latine ou le crédit américain. « Les assureurs recherchent des actifs émergents, mais plutôt défensifs, par exemple libellés en dollars, pour ne pas s'exposer au risque de change », observe Mathilde Sauvé, responsable des solutions d'investissement des clients institutionnels chez Axa IM. Chez Scor IP, la part du portefeuille en dollars permet quelques fantaisies : « Comme notre portefeuille est à 46 % en dollar et à 32 % en euro, nous le gérons de manière différenciée selon les devises », souligne François de Varenne, PDG de Scor Investment Partners. Covéa a quant à lui pris le contrepied, en décidant de « renforcer son exposition sur les actions de la zone euro. Nous avons gelé notre exposition américaine au premier trimestre et nous avons significativement réduit la voilure début avril sur l'Asie, du fait notamment des ouvertures de comptes massives en Chine par les particuliers. Nous diversifions notre allocation d'actifs quand la prime de risque s'y prête. Nous avons par exemple diversifié nos investissements sur la dette souveraine européenne ou les dettes du Sud avec des maturités très courtes », déclare Ghislaine Bailly, présidente de Covéa Finance.

Les chouchous des gérants

Les crédits aux entreprises et la dette infrastructure sont aussi devenus les chouchous des gérants (lire encadré page 10). Des alternatives encouragées par la réglementation : « Nous avons fortement réduit notre allocation sur les actions cotées, qui sont très pénalisées par Solvabilité II et par le traitement comptable IFRS, et nous avons augmenté le crédit et la dette privée », déclare François de Varenne. Philippe Taffin va dans le même sens : « Pour les investisseurs de long terme, le marché des loans est une opportunité fantastique et le régulateur nous a aidés dans ce sens, notamment avec la création des fonds de prêts à l'économie (FPE). Nous avons également commencé à investir sur la dette d'infrastructure secondaire dès 2012. » Le régulateur n'est pas le seul à guider les choix des gérants : l'espoir d'un rendement meilleur est évidemment accrocheur. « Il nous semble intéressant d'aller sur du crédit différent, moins traditionnel ou de moins bonne notation, ou bien sur des prêts aux entreprises ou immobiliers. Le fait d'investir dans du crédit moins liquide va de pair avec la possibilité d'obtenir un meilleur rendement pour une qualité de crédit équivalente », souligne Mathilde Sauvé. Claire Bourgeois considère également que les avantages de ces placements sont multiples : « On peut aisément comprendre l'engouement pour les classes d'actifs de diversification les moins liquides, car elles combinent deux atouts indéniables : elles permettent aux assureurs de capturer une prime d'illiquidité adaptée à leur passif de long terme et de réduire la volatilité des ratios de solvabilité du fait de l'absence de mark-to-market de ces classes d'actifs », reconnaît la directrice adjointe des solutions d'investissement de Groupama AM.

Ainsi, selon Blackrock, seulement 6 % des sociétés d'assurance investissaient un peu plus de 15 % de leurs portefeuilles dans des classes d'actifs privés il y a trois ans. Aujourd'hui, ce chiffre est passé à 26 %, et dans trois ans, 46 % des sociétés d'assurance auront plus de 15 % de leurs portefeuilles investis dans des actifs privés. Parmi eux, l'immobilier représente 36 % des placements, les infrastructures 34 %. Même les assureurs dommages ou santé, qui ont des passifs d'échéance courte, se prennent de passion pour les placements moins liquides : Pimco relève qu'ils ont eu tendance à renforcer la duration de leurs actifs et à « vendre » des liquidités.

Mais pour Ghislaine Bailly, cet emballement indirectement encouragé par le régulateur n'est pas forcément la panacée : « Si le crédit a été intéressant jusqu'au début de l'année, les primes de risque ne rémunèrent plus aujourd'hui le risque pris. Il y a du coup une contradiction à ce que le régulateur pénalise l'investissement en actions au profit de la dette. »

Certaines inquiétudes demeurent d'ailleurs selon Blackrock : elles concernent l'accès limité aux opportunités ciblées pour 40 % des investisseurs, les préoccupations relatives à la transparence (40 %) et les incertitudes quant à la façon dont les régulateurs sauront répondre à de telles évolutions (33 %).

Outre la dette privée et les infrastructures, Mathilde Sauvé note aussi un enthousiasme particulier des gérants pour les convertibles en ce moment : « Dans un contexte de taux bas, les assureurs reconsidèrent les investissements dans les actions, mais avec des profils de risque protégés pour être mieux traités en Solvabilité II. En particulier, les assureurs ont un appétit plus important pour les convertibles, qui ont un profil hybride entre action et obligation », explique-t-elle.

Le tiers payant

La diversification d'activité est également un moyen de faire face à la baisse des taux et des marges. Certains développent ainsi davantage la gestion pour compte de tiers (lire le Face à face page 8), pour profiter de la hausse des demandes en matière de conseils et d'externalisation de certains actes de gestion. Les assureurs se diversifiant de plus en plus, ils ont en effet plus souvent besoin d'aller chercher des expertises extérieures pour réaliser des placements complexes ou exotiques.

C'est ce que constate par exemple Axa IM : « Depuis environ un an, nous avons une volonté forte d'accélérer le développement de la gestion pour compte de tiers en ciblant deux angles : le développement de la gestion bilancielle pour les assureurs sur leur actif général et les supports de gestion pour les produits d'unités de compte », affirme Elodie Laugel, responsable adjointe clients institutionnels. Avant d'ajouter que « dans le contexte actuel de taux bas et d'entrée en vigueur imminente de Solvabilité II, les assureurs délèguent davantage la gestion de leur bilan. Leur recherche d'une nouvelle optimisation de leurs actifs passe par un besoin grandissant de conseils en allocation et en sélection de gérants. Si nous observons davantage de recours à la délégation pour des classes d'actifs plus sophistiquées, elle ne s'y limite pas et des acteurs de petites et moyennes tailles y ont de plus en plus recours pour des actifs plus traditionnels ». Selon une enquête d'Indefi réalisée auprès de 214 investisseurs institutionnels français, 323 Md€ ont été délégués à l'extérieur de leur groupe en 2014 (contre 250 Md€ en 2011), les assureurs représentant 37 % du marché de la délégation.

De nombreuses mutuelles et les acteurs de taille modeste se gardent cependant de trop recourir à l'externalisation. « Nous n'avons pas de velléités d'aller vers davantage d'externalisation, on ne gère que pour le groupe. On ne souscrit à l'extérieur que dans des OPC monétaires et des fonds de fonds d'actions internationales. Pour le reste, nous gérons par nous-mêmes des classes d'actifs que nous connaissons. Cela nous permet aussi de moins vivre dans l'incertitude de la perte de nos encours, qui constitue un risque lorsque l'on est en architecture ouverte », soutient Corinne Cazenave, présidente du directoire de ProBTP Finance.

Et d'aucuns captent par ailleurs quelques signaux contradictoires du fait du contexte financier. C'est le cas de Matthieu Louanges, managing director et responsable des activités de Pimco en France, qui considère que « malgré la tendance générale à l'externalisation de la gestion, on peut sentir un récent mouvement de réinternalisation dû au contexte de taux bas, dans lequel les compagnies surveillent davantage leurs coûts. À court terme, elles peuvent ainsi parvenir à les réduire. Mais cela reste très difficile de construire des expertises pointues en interne ».

Érosion des marges

Une optimisation des coûts qui est notamment la conséquence d'un assèchement des marges, les commissions se réduisant, en particulier celles associées aux placements traditionnels. Une raison supplémentaire pour les compagnies d'investir davantage dans les placements alternatifs. « L'attrait des assureurs pour les classes d'actifs de diversification est une opportunité : on retrouve en effet des commissions et des marges plus élevées, lorsque les investissements pour monter en compétence sur ces expertises sont bien calibrés. L'impact du contexte réglementaire et financier est significatif sur les marges des classes d'actifs traditionnelles. En comprenant bien les besoins de l'assureur et en développant des outils de suivi et de reporting plus réactifs et adaptés à Solvabilité II, un asset manager pourra faire la différence », assure Marie Lemarié. Il n'en reste pas moins que l'industrie de la gestion d'actifs pâtit de ce resserrement des marges, d'autant plus que les clients institutionnels des sociétés de gestion sont de plus en plus regardants sur les frais qui leur sont facturés. « Une gestion active de qualité ne se fait pas sans ressources. L'industrie dans son ensemble a atteint un stade de maturation et le niveau des taux d'intérêt pousse à une plus forte compétitivité. Nous espérons que l'érosion des marges ne sera pas durable, car cela impliquerait alors une détérioration du service, qui ne se verrait en outre pas immédiatement pour le client... Il faut veiller à ce que le business model soit pérenne, et pour ce faire, il faut y investir, sinon nous allons au-devant de graves difficultés », craint Jean-François Boulier.

Casse-tête réglementaire

Solvabilité II n'est pas pour rien dans ce climat de concurrence accrue, mettant au jour les inégalités entre les acteurs de petite et de grande tailles. « Nous devons intégrer davantage de contractualisation des actes. L'aspect compliance de notre métier a de plus en plus d'impact au quotidien : il faut bien connaître toutes les contreparties, et les activités de suivi et de gestion des contrats s'accentuent. Mais du fait de notre taille, par rapport à une grande compagnie, nous disposons de moins d'équipes pour intervenir sur les parties juridiques et compliance, alors que nous devons suivre les mêmes règles » regrette Corinne Cazenave. Car Solvabilité II requiert entre autres la réalisation d'un inventaire ligne à ligne de tous les engagements pris, pour calculer leur coût en capital. Et le casse-tête ne fait que commencer... « Des évolutions lourdes au niveau de nos processus de reporting sont notamment enclenchées (transparence des risques au sein des OPCVM, gestion des référentiels, production des QRT). Or, certains points réglementaires, qui peuvent avoir des conséquences lourdes sur les processus opérationnels, sont fonction de déclinaisons réglementaires qui ne sont pas encore toutes figées. C'est ainsi le cas du traitement de la mesure transitoire sur les actions détenues au sein des OPCVM », détaille Claire Bourgeois. Les sociétés de gestion ont par ailleurs à intégrer une avalanche d'autres réglementations comme MIF2 (Marché d'instruments financiers), Bâle 3, EMIR (European Market and Infrastructure Regulation), AIFM (Alternative Investment Fund Managers), UCITS V (Undertakings for Collective Investment in Transferable Securities Directives), ou encore IFRS (International Financial Reporting Standards). Seul point positif : « Solvabilité II a significativement homogénéisé les comportements d'investissement des assureurs européens. C'est un levier important pour les gérants d'actifs, qui peuvent désormais répondre plus efficacement aux problématiques des clients dans différents pays », note Elodie Laugel.

La baisse des marges et le contexte financier et réglementaire ont cependant un impact notable sur la structure même du marché des sociétés de gestion du secteur assurantiel. En termes de parts de marché, les sociétés de gestion filiales de compagnies d'assurance occupent certes la seconde place en France derrière celles des banques, selon l'Autorité des marchés financiers (AMF). Mais l'institution remarque cependant que leur nombre est en recul de 15 % en 2013 par rapport à 2012, à cause des « restructurations intra-groupe ». Des regroupements de société ont aussi eu lieu en 2014 dans les secteurs des mutuelles santé et des institutions de prévoyance, entraînant de facto celui de leurs sociétés de gestion maison. Et la réglementation, l'augmentation des charges et le faible niveau de marges de certains produits continueront d'agir sur la consolidation du secteur dans les prochains mois. « Il existe une véritable inquiétude concernant la hausse des coûts de gestion et tous les petits acteurs ne pourront pas faire face. L'avalanche de réglementation risque aussi de mettre en difficulté les petites sociétés de gestion de la place parisienne. Cela aura certainement des conséquences sur la concentration du secteur en Europe », parie Ghislaine Bailly.

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