Les visages de la triche

Publié le 3 novembre 2015 à 6h00    Mis à jour le 20 novembre 2015 à 20h05

Géraldine Bruguière-Fontenille

Confrontés à des fraudes diverses et en constante évolution, les assureurs sont contraints à une plus grande vigilance. De plus en plus concernés, ils doivent s'adapter pour relever ce défi commercial et concurrentiel.

À chaque sortie d'un nouvel iPhone, on s'attend à recevoir des déclarations de casse du précédent modèle », témoigne un assureur. Du petit mensonge consistant à déclarer que son portable est malencontreusement tombé dans la piscine à des escroqueries de plus grande ampleur relevant du domaine pénal, la fraude à l'assurance est bel et bien présente dans l'esprit et dans les comptes des assureurs. Mais dans quelles proportions ? Difficile aujourd'hui de comptabiliser précisément le montant de la fraude. Seules sont possibles des estimations des tentatives et fraudes réellement détectées via des extrapolations, laissant de côté celles qui ne sont pas découvertes.

Selon l'Alfa, l'Agence pour la lutte contre la fraude à l'assurance, en 2014, les 42 529 fraudes démontrées ont représenté 219 M€ d'enjeux financiers (l'analyse portant sur 76,92 % du marché), répartis à 51 % pour la branche automobile et 49 % au titre de l'IRD (qui comprend notamment l'habitation). Mais, au global, la fraude à l'assurance représenterait 2,5 Md€, soit environ 5 % des primes en dommages.

En Europe, les pertes liées à la fraude s'élèvent à 10 % du coût total des sinistres selon les chiffres d'Insurance Europe, la fédération européenne de l'assurance et de la réassurance. Si elles restent difficiles à quantifier, Frédéric Nguyen Kim, directeur de l'Alfa, constate que « les fraudes et les détections de fraudes augmentent même si elles ne touchent pas de la même manière toutes les branches d'assurance ». En effet, l'automobile, assurance de masse et qui plus est obligatoire, reste le secteur le plus fraudé. Sur ce segment, pour 2014, l'Alfa relève 26 975 sinistres frauduleux établis pour un enjeu financier de 101 M€, soit un coût moyen de 3 768 € par sinistre. Les fraudes impliquant des tiers non identifiés tiennent le haut du pavé (48 %), loin devant la garantie vol (12 %) et la RC matérielle (11 %).

Financièrement, ce sont pourtant les fraudes impliquant des garanties RC corporelles qui coûtent le plus cher : 47 % de la charge estimée. Et pas seulement en auto. « En générale, les statistiques sur la fraude à l'assurance s'alignent sur la ventilation du chiffre d'affaires de l'assurance elle-même, mais les fraudes en santé et en matière d'arrêt de travail sont surreprésentées par rapport à leur poids dans le secteur de l'assurance », remarque Bertrand Néraudau, avocat spécialisé en droit des assurances et sur les questions de fraude (voir aussi p. 38). De quoi parle-t-on exactement ?

La fraude n'a pas de définition en tant que telle dans le Code des assurances. Elle se caractérise par un acte ou une omission volontaire qui vise à tirer un profit illégitime d'un contrat d'assurance. Elle peut se manifester par une exagération d'un préjudice physique ou matériel dans le but d'obtenir une indemnisation plus élevée, un incendie frauduleux causé par un assuré dans des locaux commerciaux mais qui masque en fait une activité au bord de la faillite, une simulation de vol, l'établissement d'une fausse attestation d'assurance construction pour emporter un appel d'offres, etc. En revanche, le caractère volontaire exclut les déclarations inexactes comme par exemple une erreur sur des mètres carrés déclarés.

Le plus souvent, la fraude sera détectée au moment de la déclaration d'un sinistre et, dans une moindre mesure, au moment de la souscription. « Chez Aviva France, la proportion de fraudes détectées à la souscription est de 30 % contre 70 % au moment du sinistre », remarque Christophe Lambert à la direction antifraude/blanchiment et réseaux des prestataires d'Aviva France. Or, il est important de détecter les anomalies au plus tôt. Si sur ce point les acteurs ont une marge de manœuvre pour améliorer leur dispositif de lutte antifraude, les juges viennent de rendre le défi plus difficile en changeant les règles du jeu au moment de la déclaration des risques par l'assuré (voir ci-contre).

Des sanctions civiles et pénales

Le fraudeur démasqué lors de la souscription risque la nullité du contrat, comme le prévoit l'article L. 113-8 du Code des assurances. Et il sera tenu de rembourser les indemnités versées par l'assureur pour les sinistres antérieurs à la découverte de la fausse déclaration. En outre, l'assureur pourra conserver les primes payées et exiger le règlement des cotisations échues, à titre de dommages et intérêts. S'il s'agit d'une omission ou d'une déclaration inexacte de la part de l'assuré et que sa mauvaise foi n'est pas établie, elle n'entraînera pas la nullité du contrat. La prime ou l'indemnité si le sinistre a déjà eu lieu pourront être adaptées en fonction des éléments non déclarés ou oubliés. En revanche, si la fraude est découverte à l'occasion du sinistre, l'article L. 113-1 du Code des assurances prévoit que « l'assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d'une faute intentionnelle ou dolosive de l'assuré ». L'assureur peut opposer à l'assuré fraudeur un refus de garantie. Et en parallèle de la mise en œuvre de ces sanctions civiles, des actions pénales peuvent également être introduites contre les fraudeurs. À charge, dans tous les cas pour l'assureur, de prouver qu'il y a bien eu une fraude, ce qui ne sera pas toujours facile.

Dans tous les cas, mieux vaut détecter la fraude avant que l'indemnité d'assurance ait été versée pour ne pas avoir à entrer dans des procédures coûteuses de récupération de l'indu. Mais gare à ne pas être trop suspicieux car tous les assurés ne sont pas des fraudeurs. Selon Optimind Winter, « 80 % des fraudeurs sont des opportunistes qui ont par hasard découvert une faille dans les contrôles. Seuls 20 % sont de vrais fraudeurs, ils testeront les systèmes et se pencheront plus fortement sur les acteurs les plus vulnérables ». « Si en nombres ces pourcentages correspondent à nos évaluations, nous estimons que les fraudes par opportunisme représentent 60 % des enjeux financiers. Nous constatons une importante montée en puissance des fraudes en groupes organisés, qui déploient des moyens considérables pour parvenir à frauder, nuance Frédéric Nguyen Kim, directeur de l'Alfa. Et cela change la façon de concevoir la lutte contre la fraude. » Le phénomène est visible en assurance mais aussi en matière de fraude au président (cf. encadré ci-dessous) qui, bien que n'ayant pas pour base un contrat d'assurance et n'étant pas qualifiée en tant que telle de fraude à l'assurance, est un sujet sous surveillance au sein de l'Alfa. Les fraudes sont aussi parfois réalisées à l'insu de l'assuré lui-même. En effet, dès lors qu'un tiers est intéressé au paiement de l'indemnité de l'assureur, il existe un risque de fraude.

C'est vrai en automobile - un garagiste remplace une portière sur le véhicule assuré mais déclare avoir remplacé un pare-brise pour bénéficier de la garantie bris de glace - mais aussi en santé. Un professionnel pourra facturer la pose d'une couronne dentaire sur un assuré alors qu'il n'a fait que soigner une carie.

La vigilance de l'assureur est d'autant plus importante que la fraude à l'assurance n'affecte pas seulement ses comptes. Comme le confirme Jean-Marie Guian, président du directoire du courtier SPB : « Sur les assurances affinitaires, les programmes d'assurance tiennent compte d'un certain quota de fraude dans les tarifs car bien souvent, sur ce type de garanties, les montants en jeu sont faibles et cela reviendrait plus cher d'engager des actions pour récupérer les montants indument payés. » La mutualité des assurés paye donc, par les mouvements des politiques tarifaires, les évolutions de la sinistralité et de la fraude.

La fraude en évolution constante

La fraude à l'assurance ne cesse d'évoluer, du fait des modes de distribution. « Par le canal internet, il y a moins de contrôles que par un réseau physique classique, ce qui nécessite une vigilance accrue des assureurs », constate Philippe Lefèvre, responsable de l'activité lutte contre la fraude assurance et criminalité financière chez Accenture. La démocratisation de certains produits comme l'assurance vie ou encore l'apparition de nouvelles garanties sur le marché comme les garanties pertes de bagages ont accentué le phénomène. « Les assurances affinitaires sont de plus en plus connues et donc de plus en plus fraudées. Ce phénomène est accentué en Europe du Nord, où existe une culture plus consumériste de l'assurance qu'en France », explique Jean-Marie Guian. L'enjeu est donc bien de s'adapter aux évolutions des types de fraude et aux mutations des modes opératoires pour ne pas qu'une faille chez un assureur soit connue et pousse des assurés à tenter leur chance. « La communication est un facteur de lutte contre la fraude, explique Bertrand Néraudau. Ainsi, un assureur qui diffuse des supports publicitaires vantant les mérites d'une indemnisation rapide, sans avoir à présenter de justificatif, envoie un message potentiellement nuisible car certaines personnes pourraient y voir une opportunité de fraude. La lutte antifraude passe aussi par l'image de l'assureur et sa réputation de rigueur ou non. » Et d'ajouter : « Il faut se mettre à la place des fraudeurs plutôt que celle des clients. »

Enjeu commercial et d'image

La lutte contre la fraude nécessite de l'anticipation et des échanges avec les instances professionnelles. C'est un enjeu commercial et d'image. « Une qualité de services dégradée peut entraîner une augmentation du phénomène de fraude », prévient Philippe Lefèvre chez Accenture.

C'est aussi et surtout un enjeu concurrentiel. À l'heure où l'accent est mis par le législateur sur la comparaison et la mobilité des assurés, la lutte contre la fraude permet d'améliorer ses résultats techniques et donc de limiter les augmentations de tarifs sur les portefeuilles. « L'an dernier, la Grande-Bretagne a annoncé avoir fait repasser dans le vert le ratio combiné de sa branche automobile grâce aux moyens déployés dans la lutte antifraude », rappelle Frédéric Nguyen Kim. En outre, le risque de fraude fait partie des risques opérationnels à prendre en compte dans le cadre de Solvabilité II. Ne pas disposer d'un dispositif pourrait conduire l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution à demander que des mesures soient prises. Mais bien souvent encore, la sensibilité à la fraude sera différente d'un assureur à un autre en fonction de son exposition au risque et de son expérience, de sa présence sur la scène internationale lui permettant de s'inspirer des bonnes pratiques locales, etc. Mais faut-il attendre d'être fraudé pour être sensibilisé et mobilisé ?

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