Longtemps traquée manuellement, la fraude devient progressivement l'apanage de la technologie. Dans la droite ligne du phénomène big data, de plus en plus de solutions logicielles proposent de détecter rapidement les dossiers suspicieux.
Unanimité sur toute la ligne. La fraude réussit à liguer contre elle tous les assureurs. Logique, elle génère un manque à gagner qui pèse sur les résultats techniques des porteurs de risques. D'après l'Agence pour la lutte contre la fraude à l'assurance (Alfa), la profession supporterait 2,5 Md€ annuels de charges du fait de ce phénomène, soit 5 % du montant des primes perçues en assurance de biens et de responsabilité. Alors, comment éviter ce travers qui tend à se développer par temps de crise ?
Une des pistes explorées est celle de l'industrialisation des processus. « Là où l'humain conduit des actions certes nécessaires, mais encore limitées en efficacité au vu des montants en jeu, les offres logicielles intégrant généralement les technologies du data mining semblent constituer un atout intéressant. Au Royaume-Uni, le montant de la fraude identifié est très élevé par rapport à la France ; les Anglais ne sont pas pour autant plus fraudeurs que les Français. En fait, l'informatisation des processus leur offre la possibilité d'affiner leurs recherches », explique Frédéric Nguyen-Kim, directeur de l'Alfa.
La technologie au secours de l'humain
Ayant fait ses preuves dans d'autres pays européens, la technologie dédiée à la gestion de la fraude séduit-elle en France ? Difficile de le dire avec précision. L'une des clés de réponse est le nombre d'autorisations émises par la Cnil, sachant que pour recourir à l'exploitation de ces outils qui sous-tendent le traitement de données à caractère personnel, il est nécessaire d'obtenir le blanc-seing de l'organisme, depuis la loi du 6 janvier 1978. « Actuellement, deux assureurs ont sollicité l'autorisation de la Cnil et l'ont obtenue ; cette dernière est intervenue notamment pour statuer sur d'éventuels abus liés aux exclusions d'assurés fraudeurs. La lutte a posteriori et la détection a priori sont, dans tous les cas, bien encadrées. L'une de ces demandes d'autorisation était motivée par l'utilisation de technologies de data mining qui consiste à définir des corrélations entre de grandes masses de données a priori sans connexion », explique Aurélie Banck, associée senior au sein du cabinet Cilex, spécialisé dans la gestion de données à caractère personnel. Quelle que soit la technique utilisée, les professionnels du secteur investissent de plus en plus dans la lutte contre la fraude, même si aucun d'entre eux ne se livre à communiquer le budget dédié à ce fléau.
Chez SPB, spécialiste de l'assurance affinitaire, qui gère un portefeuille de 40 millions de clients, la problématique de la fraude à l'assurance est prégnante, dans la mesure où les garanties gérées sont souvent simples à mettre en œuvre. Depuis trois ans, le groupe s'est organisé en conséquence. « Avec les assureurs, nous avons démarré par un dispositif de sensibilisation de nos gestionnaires car, avant tout, l'homme et le bon sens restent au cœur de nos pratiques en la matière. La règle principale est d'éviter toute éventuelle paranoïa, que ce soit pour la fraude au moment de l'adhésion ou dans le cadre de la gestion de sinistres », explique Dominique Broquet, directeur technique assurance. De son côté, Axa France mise davantage sur la technologie (lire aussi page suivante). Selon l'assureur, les coûts évités représentent 2 % de sa masse des règlements, un indicateur qui se situe en dessous de l'estimation du marché (5 %). « Le choix d'informatiser nos processus de détection en amont de cas de doute nous permet d'afficher de belles performances que nous entendons augmenter. C'est ainsi qu'en 2012, la masse de coûts évités a augmenté de 8 % par rapport à 2011. Cet effort nous permet de gagner environ 3 points de tarifs au bénéfice de nos assurés. Nous allons poursuivre dans ce sens », affirme François Mounier, directeur des règlements Iard.
Outils de reporting
Qu'en est-il chez Generali ? Pour Thierry Gaudeaux, directeur technique à la direction de l'indemnisation, « l'une des difficultés actuelles est la nécessité de faire face à la fois à une hausse des cas de fraude et à l'action de réseaux organisés qui se généralisent. Or les assureurs français peuvent encore progresser dans ce domaine en renforçant les échanges de bonnes pratiques et en faisant corps via Alfa ». Dans ce contexte et pour améliorer son efficacité, le groupe a mis en place une cellule de prévention et de lutte contre la fraude externe. Des outils de reporting et des bases de données permettent d'identifier le plus grand nombre de cas suspects. « Les indicateurs d'alerte et les données exploitées sont différents selon qu'il s'agisse des branches auto matériel, prévoyance, santé ou dommages aux biens », précise Thierry Gaudeaux. Les nouvelles procédures élaborées portent progressivement leurs fruits. Ainsi, en 2010, le groupe avait refusé de payer 7 M€ sur des dossiers identifiés comme frauduleux. L'an dernier, ce chiffre est passé à 20 M€. Pour l'heure, l'assureur entend garder ses outils et ne prévoit pas d'acquérir une solution externe.
AIG s'est, lui, totalement réorganisé pour renforcer la lutte antifraude. Une nouvelle task force a ainsi été mise en place à l'échelle internationale. Elle comprend des représentants internationaux, régionaux et locaux. En France, deux experts de la fraude viennent de prendre leurs fonctions et seront bientôt rejoints de quatre autres, « ce qui déchargera les gestionnaires locaux de cette tâche bien particulière qu'est la gestion de la fraude », explique Ghislaine Chemin Bories, responsable du département unité de gestion accélérée des sinistres. Et même si moins de 100 actions de fraudes ont été orchestrées en 2011 sur les 253 000 dossiers gérés, AIG en France a déjà réalisé plus de 50 % d'économies en termes de règlements et a vu ce ratio passer à 80 % en 2012. Parallèlement à cette réorganisation, le groupe est engagé dans le déploiement d'un outil de gestion automatisée de la fraude. Développé outre-Manche, il sera opérationnel en France d'ici la fin de l'année. Il alertera automatiquement le gestionnaire sur les cas de suspicion. Cet outil permettra également de générer des rapports d'activité et au groupe d'affiner ses actions sur le sujet. En attendant, AIG mène dans l'Hexagone de grandes opérations contre, notamment, la fraude en bande organisée. « L'an dernier, nous avons détecté cinq cas sur la branche auto... Difficile toutefois de lutter contre cette nouvelle forme de fraude qui s'étend à d'autres branches comme l'optique, sachant que l'assureur à lui seul ne suffit pas, il faut y associer les forces de l'ordre », explique Ghislaine Chemin Bories.
Les fournisseurs de progiciels en ordre de marche
Si les assureurs français privilégient encore les compétences humaines, les fournisseurs de progiciels sont de plus en plus nombreux à se manifester. Avec comme particularités d'avoir souvent fourbi leurs armes sur le terrain du data mining (analyse de données). C'est le cas de l'éditeur SAS, présent sur ce terrain à travers sa solution SAS® Fraud Framework. Pour Alexandre Kurtz, business solutions manager chez SAS France, « les assureurs français sont restés longtemps pudiques face à la problématique de la fraude. La donne est en passe de changer, du fait des enjeux économiques de ce fléau galopant, avec la montée en puissance des techniques de fraude opportuniste ou en bandes organisées ». Face à la demande, SAS mobilise une équipe européenne de 80 experts, et sa solution, qui permet de détecter la fraude grâce à une combinaison de méthodes analytiques, offre une modélisation du comportement du fraudeur. Autre solution, Detica NetReveal®. Elle identifie les comportements inhabituels et suspects masqués dans le flux continu des énormes quantités de données qui pénètrent et résident dans l'entreprise.
SAP mise également sur la capacité de la technologie pour détecter rapidement les cas douteux. « En assurance dommages comme en prévoyance, il est nécessaire d'anticiper et d'éviter de payer les cas frauduleux. Seule la technologie est capable aujourd'hui d'y arriver. Aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, ou encore aux Pays-Bas, notre solution SAP Fraud Management permet à ses utilisateurs d'être plus rapides et plus efficaces dans l'identification des tricheurs, qu'ils soient des assurés isolés ou en bandes organisées, bénéficiant ou non de la connivence de gestionnaires internes », explique Frédéric Valluet, responsable des solutions assurances de SAP. Grâce à la puissance de calcul de la plate-forme Hana de l'éditeur, les assureurs ont la possibilité de croiser les données issues d'internet et des réseaux sociaux et celles de production pour mettre en exergue instantanément et graphiquement des relations entre les participants de dossiers apparemment sans lien.
Actimize intervient également sur ce marché considéré comme encore « poussiéreux en termes d'exploitation de technologies », estime Frédéric Boulier, directeur de la conformité pour la région Emea (Europe Middle East & Africa). L'éditeur propose une plate-forme de gestion de la fraude assortie d'un modèle de données adaptable à la stratégie de chaque assureur. L'un des atouts de ces outils est sa capacité à éviter les "faux positifs" (fausses pistes), qui coûtent cher sur un plan opérationnel.
Analyse informatisée de la donnée
A l'instar de l'offre logicielle, celle des prestations de services d'accompagnement se veut tout aussi plurielle. Selon Gontran Peubez, senior manager, conseil en industrie financière chez Deloitte, « ce fléau est aussi vieux que l'assurance. Pourtant, pendant longtemps, le marché est resté relativement silencieux face à ses effets. Il a fallu qu'il devienne économiquement problématique pour être évoqué ouvertement ». Et pour traiter la fraude, il faut aussi être rapide. « Pour cela, rien de tel que l'analyse informatisée de la donnée permettant de passer d'une vision statique de la traque à une approche dynamique et proactive tout au long des processus métiers. Alors que la conformité et la lutte antiblanchiment s'appuient sur une ckeck-list sur laquelle est centré le contrôle, la fraude n'est pas forcément connue de l'assureur et nécessite une capacité d'investigation agnostique ; il ne connaît pas toujours la matérialisation du phénomène et ne sait pas sur quoi il va tomber », précise Gontran Peubez. Enfin, pour ce dernier, l'offre du marché est désormais mature, mais inégalement déployée. Elle est d'ailleurs davantage adoptée dans des zones inattendues comme l'Europe du Sud ou l'Amérique latine.
Analyse prédictive
Anthony Pycke, senior manager chez Investance, confirme que les assureurs français continuent à privilégier l'expertise humaine sans profiter des nouveaux apports technologiques. « Or la masse de données à traiter évolue infiniment dans un contexte de big data. La seule compétence humaine ne suffit plus pour détecter la fraude à l'assurance à un coût modéré. » Pour beaucoup, l'intervention humaine doit se focaliser sur l'investigation des dossiers présumés frauduleux en laissant la technologie procéder à l'analyse des anomalies statistiques. Une génération plus récente d'outils va jusqu'à l'analyse prédictive à partir d'un croisement sophistiqué de données. A cela vient s'ajouter le recours à une matière première toujours plus riche comme des expressions employées lors de la déclaration de sinistre auto et habitation.
Du reste, sur le marché de la prévoyance, « des malfrats se livrent à la souscription de contrats de groupes auprès de différentes mutuelles et fournissent de vrais faux certificats de décès délivrés par de vrais médecins véreux. Ce genre de pratique est en très forte croissance depuis plus de cinq ans. En l'absence de partage de bonnes pratiques entre assureurs, difficile de maîtriser ces agissements », analyse Patrick Gastaud, associé chez Cimaliance. Pour ce dernier, « former les centres de gestion afin de leur permettre d'identifier aisément les documents faux est un pas certes intéressant, mais insuffisant. Il faut nécessairement recourir à des outils informatiques », conseille-t-il. Leur mode opératoire est simple : les données de déclaration de sinistres ou d'établissement d'un contrat sont passées au crible, permettant de mettre en exergue les cas suspects en fonction de règles métiers définies par chaque assureur. Dès lors, les dossiers frauduleux font l'objet d'une enquête approfondie. En santé collective, « certains acteurs choisissent de payer plutôt que de mener une enquête risquée contre le client, s'agissant parfois de montants peu significatifs. Mais à l'arrivée, cela pèse sur les équilibres techniques », indique Patrick Gastaud, pour qui les assureurs ont intérêt à s'équiper en informatique pour lutter contre la fraude dans la mesure où le retour sur investissement est garanti et rapide, pour un projet qui peut durer moins de dix mois. Autre raison invoquée, « ce fléau va se développer davantage, car les peines encourues pour fraude à l'assurance sont généralement moins lourdes que celles infligées à l'auteur d'un braquage, à montant de forfait égal ».
Face à une offre technologique prometteuse, les assureurs se hâtent poussivement. Au grand dam des éditeurs qui piaffent d'impatience. Ils ne sauront longtemps se regarder en chiens de faïence tant les enjeux économiques et réglementaires sont lourds. L'industrialisation des processus a de beaux jours devant elle...
Face à face - A chacun sa politique pour traquer la fraude
Dominique Broquet
directeur technique assurance de SPB
" L'une des difficultés actuelles est la nécessité de faire face à la fois à une hausse des cas de fraude et à l'action de réseaux organisés qui se généralisent. "
Thierry Gaudeaux
Generali
" Rien de tel que l'analyse informatisée de la donnée permettant de passer d'une vision statique de la traque à une approche dynamique et proactive tout au long des processus métiers. "
Gontran Peubez
Deloitte
La fraude en automobile *
En auto, les faux accidents de stationnement tiennent le haut du pavé des sinistres frauduleux, loin devant la RC matérielle et le vol.
La fraude en Iard *
En Iard, les incendies ne représenteraient que 5 % des dossiers frauduleux, soit quatre fois moins que les faux sinistres vols et RC.