Industrialiser la lutte contre la fraude

Publié le 3 novembre 2015 à 6h00    Mis à jour le 20 novembre 2015 à 20h05

Géraldine Bruguière-Fontenille

Gérer en interne son dispositif de lutte contre la fraude ou externaliser cette prestation ? Se doter d'outils présents sur le marché ou développer son propre dispositif ? Investir dans le big data ? Passage en revue des solutions disponibles pour intensifier la lutte contre la fraude et améliorer ses résultats techniques.

Le sujet de la lutte contre la fraude revient régulièrement dans les préoccupations des assureurs mais pour nombre d'experts, de façon insuffisante. « Ce que l'on constate, c'est un certain engouement chez les organismes d'assurance pour la lutte antiblanchiment et leur réticence pour la lutte contre la fraude à l'assurance, alors que la première peut être perçue comme contre-productive, et que la seconde est très souvent génératrice de gain », s'étonne Bertrand Néraudau, avocat à la cour. Entre la prise de conscience et les moyens mis en place, il y a encore un cap à franchir. Comme le relève Frédéric Nguyen Kim, directeur de l'agence pour la lutte contre la fraude à l'assurance (Alfa), « si la lutte contre la fraude s'est développée et professionnalisée, elle ne s'est pas encore industrialisée. C'est un des enjeux majeurs de ces prochaines années ». Les politiques de gestion de la fraude sont différentes d'un assureur à l'autre, en fonction de leur sensibilité, de leur exposition au risque, et de leur culture capitaliste ou mutualiste. Si force est de constater que la lutte s'est développée ces dernières années, les dispositifs contre la fraude qui existent aujourd'hui sont souvent concentrés au niveau de la gestion des sinistres, puisque l'essence même du métier de gestionnaire de sinistres est de vérifier le sinistre déclaré. Pourtant, le nerf de la guerre est bien sûr de détecter la fraude avant qu'un paiement ne soit intervenu, évitant ainsi aux organismes d'entrer dans un processus contentieux. La détection a priori permet ainsi d'éviter des coûts d'enquête, de procédure, etc.

Comment repérer les anomalies

Plusieurs indices permettent de détecter une anomalie, voire une fraude : la récurrence, mais aussi la volonté d'un assuré d'obtenir des indemnités plus élevées à l'aide de faux documents (fausses factures, faux procès verbaux,...) ou encore les résultats d'une enquête sur le terrain (comme la mise en relation avec un commissariat pour s'assurer qu'un officier de police judiciaire a bien enregistré une plainte permettant de détecter d'éventuels faux dépôts de plainte).

C'est souvent le rôle des équipes de gestion des sinistres. Ce premier filtre donne la possibilité de demander à l'assuré des documents et justificatifs complémentaires qui donneront au gestionnaire les moyens de lever les doutes.

Chez Aviva, le dispositif en interne est structuré autour d'une cellule composée de six personnes qui s'appuie sur une vingtaine de correspondants dans les services de gestion. En outre, l'assureur a recourt à une quinzaine d'enquêteurs libéraux, souvent des anciens officiers de police formés à la lutte antifraude, quand il faut mettre en place une enquête sur le terrain. « Sur le sujet de la lutte antifraude, nous avons une politique de tolérance zéro qui nous conduit à pouvoir mener plusieurs centaines d'enquêtes par an si nécessaire », explique Christophe Lambert à la direction antifraude/blanchiment et réseaux des prestataires chez Aviva France. Un investissement non négligeable puisque le coût de ces enquêtes peut représenter jusqu'à 1 % du montant des prestations versées. Et Florence Picart-Fallot, directrice du contrôle général chez Aviva d'ajouter : « Le fait qu'Aviva France appartienne à un groupe britannique nous donne une forte sensibilisation à la fraude. C'est pourquoi, en plus du dispositif humain, nous avons mis en place un outil interne de reporting sur les cas de fraude qui ont été détectés, actualisé en permanence, ainsi qu'un portail commun entre les agents généraux et le siège. »

Cette vigilance humaine est la première barrière dans la lutte contre la fraude. Elle nécessite de sensibiliser et former les équipes en interne mais aussi les prestataires, courtiers, experts, etc. « La démarche de lutte contre la fraude est inscrite dans les protocoles qui nous lient avec nos intermédiaires », précise Christine Metz, directrice conformité chez Generali.

Intermédiaires et experts mobilisés

Les courtiers sont donc eux aussi concernés par la lutte contre la fraude, en particulier les délégataires de gestion. Une vigilance de leur part peut en effet éviter aux assureurs de payer un indu. Le courtier SPB, spécialiste de l'affinitaire, « dispose d'un logiciel d'ACL Informatique et d'outils automatisés qui réalisent des études permettant de compléter le travail des gestionnaires et les points de contrôle mis en place dans notre système informatique. Cela nous permet par exemple de détecter que le numéro IMEI du téléphone portable déclaré cassé n'est pas celui du souscripteur du contrat mais de quelqu'un de sa famille », détaille Jean-Marie Guian. Un système qui va jusqu'à des blocages informatiques de prise en charge et qui présente un atout pour les porteurs de risques.

Les réseaux d'experts sont tout autant mobilisés. Le groupe Polyexpert a ainsi automatisé des indicateurs sur la souscription des contrats pour détecter en amont de la visite sur site d'éventuelles anomalies, comme une augmentation du capital assuré juste avant la survenance d'un sinistre. C'est ensuite la vérification in situ qui prend le relai et qui va permettre de faire remonter un maximum d'indices à l'assureur. « Mais nous n'avons pas la charge de la preuve d'un événement frauduleux, explique Olivier Pequeux, correspondant national fraude chez Polyexpert. Il appartient à l'assureur, sur la base des indices et anomalies que nous avons communiqués, de prendre la décision d'ouvrir ou non une enquête. Notre rôle n'est pas de déterminer s'il y a eu ou non une fraude. » En moyenne, le groupe d'expertise enregistre moins de 4 % de sinistres qui font l'objet de la production d'un reporting à l'assureur pour 330 000 sinistres ouverts par an. Un premier filtre pour les assureurs qui imposent aux experts d'être sans cesse à jour des évolutions de la fraude. C'est pourquoi, du côté de la Compagnie des experts, qui regroupe plus de 900 membres intervenant en dommage, « nous avons renforcé la vigilance des experts sur le sujet par de l'information et des formations régulières de nos membres », explique Yves Legoux, son président. Les anomalies ainsi détectées donnent à l'assureur les moyens de prouver une fraude si une action est menée en justice. Un élément capital car les juges se montrent de plus en plus sévères sur le sujet (voir encadré p. 36).

En outre, des analyses informatiques complètent l'humain, souvent par le biais d'alertes dans les systèmes informatiques des assureurs qui relèvent les anomalies, charge ensuite aux gestionnaires de lever le doute.

Au final, c'est un combiné de ces différentes solutions qu'il faudrait adapter : faire évoluer ses dispositifs internes, intensifier les contrôles et compléter ces actions par du data mining.

« Actuellement, les stratégies de lutte antifraude ne sont pas appréhendées de manière suffisamment transverse. Il faut se doter d'une vision globale au sein de l'entreprise, et non branche par branche. Aujourd'hui, quand une fraude a lieu sur la branche auto, il est rare que les équipes de la branche santé en soient informées. Et pourtant, il faudrait que la stratégie mise en place ne soit pas cloisonnée entre les différents services : sinistre, production, informatique, commercial, etc. », ajoute Philippe Lefèvre chez Accenture. C'est la démarche engagée par Generali l'année dernière. « En termes de gouvernance, nous avons fait évoluer notre organisation pour que la lutte antifraude soit rattachée à la direction conformité », explique Christine Metz, en charge de cette direction. L'idée est d'avoir une équipe dédiée qui ne s'occupe que de la lutte antifraude. En outre, cette démarche permet d'être indépendant par rapport aux considérations business qui pourraient amener les gestionnaires et souscripteurs à faire des arbitrages. L'assureur italien, qui investit plusieurs millions d'euros par an dans la lutte contre la fraude, mène également des réflexions pour externaliser sa détection d'anomalies. « Il y a des avantages à externaliser son dispositif de sélection pour profiter de technologies avancées qui complètent nos propres modèles. Mais cela n'est pas la panacée puisqu'il s'agit à terme d'être autonome sur la maîtrise et la compréhension des données de nos clients », nuance-t-elle.

Qu'il soit interne ou externalisé, « très peu d'acteurs sont aujourd'hui équipés d'un outil très structuré », remarque François Chabal, associé du groupe Léon Cogniet, spécialiste compliance et systèmes assurance. Parmi eux, Axa avait conclu en 2012 un contrat avec BAE Systems pour l'utilisation du service de prévention des fraudes sinistres Detica NetReveal. Une solution mise en place sous forme de service hebergé destinée à l'ensemble du groupe et qui s'inscrivait dans le cadre d'un programme global visant à utiliser une plate-forme unique pour le groupe. Pro BTP a également développé un outil perfectionné (voir page 38) pour limiter la fraude en santé.

Les nouvelles voies ouvertes par le big data

Mais pour faire son choix, il faut aussi évaluer sa capacité à assurer la qualité de sa base de données. Sur ce point, l'émergence du big data, dont tout le monde parle aujourd'hui, ouvre un nouveau champ des possibles. Il offre l'opportunité d'extraire de la masse des données les différents comportements en croisant des données non structurées provenant de différentes sources (Internet, capteurs de données, etc.).

Utile au niveau de l'élaboration de la tarification, ou dans la mise en œuvre d'un marketing ciblé, il peut être également précieux dans une démarche de lutte contre la fraude via la détection de comportements suspects. Ainsi, Aviva a mis à contribution ses équipes internes et en particulier les équipes actuarielles pour la mise en place depuis quelques mois de modèles d'analyse prédictive des données de l'assureur. L'objectif étant de cibler les cas potentiellement frauduleux. « Ces pratiques sont encore aujourd'hui assez peu développées sur le marché car elles nécessitent des équipes, de data scientists notamment, et une plate-forme informatique d'analyse des données », constate Eric Jeanne, responsable des activités de conseil en finance et risques chez Accenture, qui propose ce type de prestation. « Chez Accenture, nous pouvons fournir aux assureurs et mutuelles un service de détection de la fraude à l'assurance et ainsi développer un modèle sur mesure intégrant les données et caractéristiques de l'assureur. Une analyse peut alors être faite par l'assureur lui-même ou par les équipes d'Accenture en gestion déléguée », explique-t-il. Une solution externe à l'assureur qui permet d'économiser des coûts de développement informatique, de logiciels, etc. Plusieurs acteurs sur le marché proposent d'ailleurs des solutions de lutte antifraude comme l'éditeur SAS, Swift technologie, IBM ou des prestations de service d'accompagnement. Face à cette nouvelle opportunité ouverte par la masse des données recueillies, nombre d'acteurs se penchent sur le sujet.

« Nous menons des réflexions à l'heure actuelle pour développer un dispositif de détection automatisée via le big data, notamment pour lutter contre la fraude de masse et de fréquence », explique Christophe Biche, responsable de la lutte antifraude chez Covéa AIS.

En attendant que le marché industrialise ses dispositifs de lutte antifraude, l'Alfa poursuit son travail de veille et d'information du secteur. Des réflexions seraient également en cours sur un projet visant à mettre en place un outil mutualisé entre assureurs via la mise en commun de données sur des cas de fraudes pour constituer un moteur de règles et générer des alertes.

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