Dans leur quête de rendements et de diversification des actifs, les assureurs sont de plus en plus nombreux à s'intéresser au vin. « Ce type d'investissement permet de répondre à nos objectifs classiques : investir à long terme quand les circonstances s'y prêtent », explique Hubert Rodarie, directeur général délégué du groupe SMABTP, le premier assureur à avoir investi sur cette classe d'actifs pas comme les autres. Ainsi, en 1981, le spécialiste de l'assurance construction rachète le Château Cantemerle dans le Haut-Médoc. Il sera suivi par d'autres, à commencer par Axa et sa filiale Axa millésimes, en charge de la gestion des domaines viticoles du groupe.
« L'arrivée des assureurs dans les années 1980 a été une aubaine pour beaucoup de domaines qui n'existeraient plus aujourd'hui. Ce sont généralement de beaux domaines et les investisseurs ont montré leur volonté de s'y engager à long terme », se réjouit Laurent Gapenne, président de la Fédération des grands vins de Bordeaux. Même le contexte économique tendu n'a pas fait fuir les assureurs. Bien au contraire ! « Dans un contexte de crise économique larvée, ce type d'actifs est parfois considéré comme une valeur refuge », précise Thierry Couret, directeur délégué à la Maif et administrateur au sein du conseil d'administration de Chateau Dauzac.
Et même si le prix des terres commence à être cher aux dires de certains, cela n'a pas empêché Suravenir, filiale d'assurance du Crédit mutuel Arkéa, de racheter en 2012 le Château Calon-Ségur, classé 3e grand cru à Saint-Estèphe. « Nous voulions renforcer notre portefeuille immobilier ainsi que la présence du groupe Crédit mutuel Arkéa dans la région de Bordeaux. Cette opportunité nous apparaissait donc intéressante et totalement décorrélée des autres actifs », commente Bernard Le Bras, président du directoire de Suravenir.
Flou comptable
A l'instar de l'acquisition opérée par le bancassureur, ce type d'actifs vient renforcer les portefeuilles immobiliers des compagnies aux côtés d'immeubles de bureaux et d'habitation. Par conséquent, dans la perspective de Solvabilité II, ce sont 25 % du capital qui seront immobilisés par rapport à cet investissement. En réalité, l'investissement porte sur la société d'exploitation du domaine. Il devrait donc être comptabilisé comme du non coté, ce qui reviendrait à doubler sa charge en capital (49 %), voire comme des participations stratégiques (soit 22 % de charge en capital). De fait, un flou réglementaire subsiste. Et Solvabilité II ne réglera pas le problème... En effet, le texte ne définit pas précisément, du moins pour le moment, cette classe d'actifs.
Pourquoi, dès lors, l'inclure dans l'immobilier ? « Le prix d'achat d'un domaine est composé à 5 % par le stock et à 5 % par les outils de production, dont le château en tant que bâtiment. La terre, soit du foncier, représente le solde. Il est donc légitime d'intégrer cet investissement dans le portefeuille immobilier », répond Bernard Le Bras. Surtout, le fait d'inclure cet actif dans l'immobilier permet aux assureurs d'immobiliser moins de capital pour une activité par ailleurs considérée comme non stratégique. D'ailleurs, force est de constater que cette classe d'actifs reste minime dans les portefeuilles des assureurs, puisqu'elle ne représente guère que 1 % de l'actif global.
Le vin, comme boosteur du fonds général
La plupart du temps logé dans les filiales d'assurance vie, cet investissement permet aux assureurs de gonfler le taux de rendement de leur fonds général. En effet, « c'est une activité qui doit générer du cash flow régulier, même quand les années sont mauvaises. Par ailleurs, la valorisation constante des domaines a permis d'afficher des rentabilités intéressantes », avance Hubert Rodarie. Mais « c'est aussi un actif long, qui correspond à la durée d'investissement de certaines de nos activités, comme l'épargne retraite », insiste Hervé Gloaguen, membre du comité exécutif d'Allianz France et président de Château Larose-Trintaudon. Et de préciser : « Le taux de rentabilité moyen est de 1,5 à 2 % par an. Mais c'est surtout sur la valorisation des domaines et les plus-values à long terme que nous travaillons. »
A la SMABTP, le taux de rendement interne (flux perçus déduction faite des sommes investies) s'élève en moyenne à 9 % par an. Soit presque deux fois plus que le rendement espéré par la MACSF (lire ci-dessus). Tandis que chez Suravenir, « le rendement de l'an dernier était de 2 % environ, mais nous tablons sur un rendement annuel à terme de 4 à 5 %, ce qui permet d'alimenter le fonds général de la compagnie », détaille Bernard Le Bras.
Mais tous les opérateurs n'ont pas fait le choix d'adjoindre cet investissement à leur filiale d'assurance vie. C'est notamment le cas de la Maif où l'activité est logée au sein du segment Iard, « eu égard aux aléas climatiques que peut connaître un vignoble et qui représentent pour l'assurance vie un risque de baisse de rendement des contrats souscrits », souligne Thierry Couret. D'ailleurs, pour lui, « l'appréciation du rendement s'effectue au regard du prix investi, du rendement annuel et de la plus-value réalisée lors de la cession. Il est donc difficile de connaître à l'avance la fourchette dans laquelle va se situer le rendement d'un tel placement ». Quoi qu'il en soit, le vin « est aussi un actif tangible qui permet aux assurés de voir et de comprendre dans quoi nous investissons », résume Hervé Gloaguen.
L'image et la notoriété d'un tel investissement prennent ainsi tout leur sens.
Une logique industrielle
Reste que pour générer des rendements et du cash flow, le vin vendu doit être à la hauteur. D'où l'importance de sélectionner ces investissements. « Chez Axa, nous recherchons des propriétés avec du potentiel, avec des années glorieuses dans le passé, explique Christian Seely, directeur général d'Axa millésimes. Nous travaillons ainsi à leur redressement tant qualitatif que quantitatif, car c'est bien le prix qui définit la valeur du vin, mais aussi celle du foncier. » Mais même si le métier d'assureur a tendance à s'étendre ces dernières années, la viticulture, la vinification et la commercialisation des vins ne fait pas encore partie de ses compétences. C'est pourquoi tous les assureurs se sont entourés de professionnels chevronnés chargés de gérer l'ensemble des activités, et plus particulièrement de les conseiller sur la nature des investissements.
Certains concentrent ainsi leurs efforts sur la qualité du vin, en effectuant des investissements techniques. C'est notamment le cas de la Maif qui prévoit « d'investir prochainement dans des cuves de moindre contenance afin d'affiner les assemblages », développe Thierry Couret. D'autres vont davantage se concentrer sur la terre, en arrachant et replantant certaines parcelles afin d'améliorer la densité et la qualité des vignes. D'autres encore vont compléter cette démarche qualitative par une augmentation de la capacité de production. C'est le cas de SMABTP qui a « racheté le voisin du Haut Corbin, le château Gand Corbin, dont l'ensemble porte désormais le nom », indique Hubert Rodarie. « La marque est en effet un élément majeur de la politique de valorisation de l'actif », estime-t-il.
Enfin, Allianz, quant à lui, mise sur le côté responsable de son exploitation. Ainsi, « cet actif est inclus dans notre politique RSE, souligne Hervé Gloaguen. Nous sommes en effet un vignoble responsable avec un objectif de réduction des intrants [engrais, pesticides, etc.] de 30 % d'ici 5 ans et une baisse de 18 % de notre consommation carbone. » Résultat de cette démarche industrielle, Allianz annonce un chiffre d'affaires de 8 M€. Alors que l'activité pèse près de 10 M€ à la SMABTP et 3,8 M€ à la Maif. Une goutte d'eau dans les résultats de ces géants de l'assurance qui font partie des vingt premiers groupes du secteur. Mais indépendamment du poids économique, les bénéfices d'un tel investissement en termes d'image se révèlent très importants. Tant en interne, avec notamment l'organisation de team building et autres séminaires de managers, qu'en externe avec la tenue de manifestation pour le compte de clients et partenaires.
Au final, « nous pouvions craindre une déshumanisation des domaines avec l'arrivée des assureurs, mais le redressement qu'ils financent et l'image de leur vin qu'ils cherchent à améliorer en permanence est clairement bénéfique pour l'ensemble des producteurs bordelais », conclut Laurent Gabenne.
Ainsi, le vin comme actif financier est également considéré par les assureurs comme un actif de notoriété sur lequel capitaliser et communiquer. Raison pour laquelle l'intérêt des compagnies et des mutuelles en la matière ne devrait pas faiblir. D'ailleurs, tous les professionnels interrogés confirment qu'ils regarderont de près les opportunités qui pourraient se présenter à eux leur permettant d'étendre un peu plus leurs domaines.
Les assureurs à l'assaut du bordelais